Pas Liev
6.9
Pas Liev

livre de Philippe Annocque (2015)

Le troublant brouillard des mots et de la folie.

Liev se rend au village de Kosko, pour y prendre un emploi de précepteur. D’emblée tout est étrange, bizarrement opaque : l’accueil de Liev, l’absence d’enfants, les conversations. Le rapport de Liev au monde est étonnant, est-ce parce qu’il est étranger, ou dominé par une introversion trop envahissante ?


Obsédé par des détails incongrus, Liev a l’air ne pas saisir la signification des événements et des paroles des autres, son regard et sa logique ont une allure bancale, évoquant ces patients de «L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau» d’Oliver Sacks. Liev semble perméable à sa propre vie, comprendre et dire les choses lui pose un vrai problème, en particulier dire les choses telles qu’elles sont.


«Magda lui avait dit de s’asseoir, en attendant ; mais il n’y avait pas de chaise.
C’était bien là qu’il devait attendre, pourtant. Il avait demandé à Magda où il pouvait trouver Monsieur Hakkell. Magda lui avait répondu « à l’intendance », sans même s’arrêter. Liev avait dû élever la voix pour lui demander où était l’intendance. Heureusement Magda passait juste devant à ce moment-là, elle n’avait eu qu’à lui indiquer la porte du menton (elle avait les bras chargés, mais de quoi ?). Heureusement qu’elle passait devant l’intendance juste à ce moment-là, parce que sinon elle n’aurait peut-être pas pris la peine de lui répondre. Ou sa réponse n’aurait pas été compréhensible. Elle n’était pas disposée à la conversation, de toute évidence.
C’était peut-être du linge, qu’elle portait. Du linge d’enfants. C’était sûrement du linge.
À quel moment Magda lui avait-elle dit de s’asseoir ?»


Maladroit, incertain, mécontent de lui-même, Liev interprète tout de manière bizarre. Cet embarras absurde semble glisser au fur et à mesure des pages, laissant peu à peu entrevoir le gouffre d’une folie insurmontable, en particulier dans une scène de sexe où le lecteur reste médusé par la virtuosité de Philippe Annocque.


Mais comment en être sûr puisque tout est sujet à caution dans ce roman où Liev est le principal personnage en scène, où tout semble recouvert d’un voile déformant ou troublant, dans un dépouillement apparent du langage et des situations.


«Liev a répondu « oui » quand le jeune homme lui a demandé s’il savait faire du vélo. Il n’avait pas bien compris pourquoi le jeune homme lui avait posé cette question. Il se demandait si cela avait un rapport avec ce dont le jeune homme et Monsieur Hakkell parlaient devant lui, il s’est rendu compte qu’il n’avait rien écouté de la conversation. Ça l’a inquiété un peu. Peut-être avaient-ils dit des choses importantes, peut-être avaient-ils parlé de choses le concernant. Le jeune homme et Monsieur Hakkell devaient sûrement croire que Liev avait tout écouté de ce qu’ils avaient dit. Peut-être avaient-ils parlé de son travail de précepteur. Liev n’avait rien écouté. Il s’en rendait compte à présent. Il s’en mordait les doigts. Il lui semblait bien pourtant que si Monsieur Hakkell ou même le jeune homme avait employé le mot précepteur, cela l’aurait alerté. Mais ils pouvaient tout aussi bien avoir parlé de son travail de précepteur sans employer le mot précepteur. Oui : la chose était tout à fait possible. On peut très bien parler des choses sans les nommer.»


Liev dit-il les choses ? Vit-il vraiment une histoire d’amour ? Est-il fou ou pas ? Qui est-il ? Dans la prolongation de «Mémoire des failles», poursuivant cette exploration des identités fuyantes, utilisant les reprises et les variations obsessionnelles qui amplifient l’incertitude sur ce héros problématique, Philippe Annocque, en véritable orfèvre, sème le doute et la contradiction sur l’identité de Liev, aussi insaisissable que le récit lui-même, intriguant, réjouissant, captivant jusqu’à sa fin terrifiante.


«Les mots ont une vie indépendante de notre raison. Jouer avec eux nous révèle un monde étranger qui est pourtant le nôtre.» (Robert Pinget)


Retrouvez la note de lecture de ce roman, irrigué par les influences de Franz Kafka et de Samuel Beckett, et à paraître en octobre 2015 aux excellentes éditions Quidam, sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/09/13/note-de-lecture-pas-liev-philippe-annocque/

MarianneL
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Mes plus belles lectures en 2015

Créée

le 13 sept. 2015

Critique lue 263 fois

1 j'aime

MarianneL

Écrit par

Critique lue 263 fois

1

D'autres avis sur Pas Liev

Pas Liev
MarianneL
8

Le troublant brouillard des mots et de la folie.

Liev se rend au village de Kosko, pour y prendre un emploi de précepteur. D’emblée tout est étrange, bizarrement opaque : l’accueil de Liev, l’absence d’enfants, les conversations. Le rapport de Liev...

le 13 sept. 2015

1 j'aime

Pas Liev
TmbM
9

Critique de Pas Liev par TmbM

Liev arrive à Kosko. Là, supposé y exercer le poste de précepteur, Liev remplit ses journées en recopiant des factures, en faisant du vélo et en s’attardant sur des interrogations saugrenues. Il...

Par

le 25 déc. 2016

Du même critique

La Culture du narcissisme
MarianneL
8

Critique de La Culture du narcissisme par MarianneL

Publié initialement en 1979, cet essai passionnant de Christopher Lasch n’est pas du tout une analyse de plus de l’égocentrisme ou de l’égoïsme, mais une étude de la façon dont l’évolution de la...

le 29 déc. 2013

36 j'aime

4

La Fin de l'homme rouge
MarianneL
9

Illusions et désenchantement : L'exil intérieur des Russes après la chute de l'Union Soviétique.

«Quand Gorbatchev est arrivé au pouvoir, nous étions tous fous de joie. On vivait dans des rêves, des illusions. On vidait nos cœurs dans nos cuisines. On voulait une nouvelle Russie… Au bout de...

le 7 déc. 2013

35 j'aime

Culture de masse ou culture populaire ?
MarianneL
8

Un essai court et nécessaire d’un observateur particulièrement lucide des évolutions du capitalisme

«Aujourd’hui il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous...

le 24 mai 2013

32 j'aime

4