Ce livre est la traduction partielle du livre de Julia Serano. J’ignore les raisons pour lesquelles tous les chapitres n’ont pas été traduits, mais ce travail a au moins le mérite d’exister. Les traductions françaises ont beaucoup de retard en ce qui concerne les textes féministes, queer et trans, et sont parfois très mal faites. Je n’ai pas lu la version originale, mais l’effort de traduction est évident, avec parfois des choix un peu particuliers (empowering traduit par « empuissançant »). Voilà pour la version française.


Ce livre m’a d’abord semblé enfoncer des portes ouvertes, sur le privilège cis par exemple. Mais si tout cela me semble évident aujourd’hui, c’est parce que de nombreuses personnes ont lu Serano avant moi, puisque c’est elle qui a grandement contribué à diffuser les termes « cisgenre » et « cissexuel ». Ce manifeste est donc un ouvrage séminal, une référence, un point d’ancrage dans nos lectures.


Puisque je ne peux pas dissocier ma lecture de mon parcours et de mes réflexions personnelles, je vais me limiter à quelques observations. D’abord, je voudrais souligner l’excellente page (p. 126) qui parle du passing. On présente trop souvent (en fait, presque toujours) les personnes trans comme engagés dans une activité de reproduction d’un genre déjà-là. Mais ce que Serano montre très bien, c’est que c’est nous qui faisons « passer » ou non la personne trans, qui s’adapte en fonction du regard que l’on porte sur elle. Nous faisons basculer la responsabilité de la situation sur la personne minoritaire alors que c’est nous qui « lisons » le corps d’un individu.


Et c’est bien là où cette lecture est salutaire pour les universitaires, les philosophes et les personnes qui expérimentent avec leur genre. Trop souvent, les textes poststructuralistes présentent le genre comme une simple performance. Serano montre les limites de cette théorie : quand son corps est genré par autrui, c’est bien à ses dépens. Elle n’interprète pas un genre, elle essaye simplement de trouver une manière confortable dans laquelle vivre, et c’est l’oeil extérieur qui vient décider pour elle du rôle de genre qu’elle joue, le plus souvent à partir de propriétés sexuelles secondaires (sa taille, sa silhouette, etc), et non à partir de ses vêtements ou de la façon dont elle se comporte.
Serano nous oblige à retourner aux racines du privilège cissexuel, qui ne se limite pas à la qualité de notre performance, mais tient à la conformité de nos corps à la norme, malgré nous. D’où probablement l’utilisation des termes « transsexuels » et « cissexuels » plutôt que « transgenres » et « cisgenres ».


Mais je fais ici déjà un peu ce qu’elle dénonce chez les académiques : utiliser les personnes trans comme des leviers dans une construction théorique. C’est simple de montrer la mascarade du genre avec des corps non-conforme, et c’est tellement simple qu’on se jette dessus, avec un manque de respect total pour le vécu de la personne. Si vous cherchez la racine de la critique militante de films comme Girl, c’est ici. La vie des personnes trans est instrumentalisée par des personnes cisgenres. Voilà une des rares critiques que j’ai lue envers (saint) Foucault, quand il instrumentalise et étale la vie d’Herculine Barbin.


Pour ne pas faire un texte trop long, j’ajouterai simplement ceci. Serano nous oblige à retourner à l’expérience subjective du genre, et à ce qu’il y a d’indicible dans la manière dont on le vit. J’émettrais des réserves sur l’utilisation assez généreuse qu’elle fait d’un « genre subconscient », mais elle nous oblige (nous, constructivistes), à inclure dans notre pensée le vécu de personnes qui se reconnaissent profondément dans un genre, à en contempler l’étrange évidence, à écouter la voix des femmes trans. Et tout cela méritait bien une traduction, fut-elle incomplète.

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le 13 juin 2020

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