"Je pars aujourd'hui pour une direction inconnue".

Encore un ouvrage impossible à noter.

il s'agit d'un recueil de lettres choisies de l'époque de la déportation des Juifs présents en France.. Je l'ai consulté dans l'édition de 2002 avec une très bonne introduction de Denis Peschansky, qui pose bien ce cadre chronologique que nous connaissons si mal. Il y a aussi les notes de bas de page d'Antoine Sabbagh, très utiles. Il faut dire que les hauts responsables du régime de Vichy ont su contenter l'Allemagne nazie tout en entretenant suffisamment d'ambiguïtés pour donner quelque prise à la fameuse thèse du double jeu, qui aurait consisté à donner les Juifs étrangers pour sauver les Juifs français.

Or il y en a, ici, des Juifs français, et pas qu'un peu. Des noms éminents, comme Max Jacob. Des enfants qui écrivent à leur papa pour expliquer qu'ils travaillent bien dans l'école improvisée de Drancy. Des anciens combattants, y compris gueules cassés. Des Juifs convertis au catholicisme, et même des Juifs de droite, visiblement hostiles au Front populaires et aux "métèques", qui sont tout étonnés que le Maréchal leur fassent subir un tel traitement.

Mais quittons les débats qui ne convaincront pas ceux qui ne veulent pas voir la responsabilité de l'Etat français en se cachant derrière de mauvais artifices, et revenons au recueil.

Le titre n'est pas complétement exact, car si beaucoup de lettres sont parties de Drancy, la collection est en réalité bien plus riche et variée. Elle comporte même des lettres que des déportés ont réussi à glisser hors d'un wagon avant son départ, quitte à ce que cette lettre soit récupérée par un simple passant. Il y a aussi les nombreuses suppliques adressées au Maréchal (avec une déférence qui ne semble pas toujours feinte), à Laval ou au responsable du Commissariat Général aux Questions Juives (Xavier Vallat puis Darquier de Pellepoix), qui trahissent une profonde incompréhension. Il y a aussi une ou deux lettres d'antisémites se plaignant qu'on n'en fait pas assez pour éradiquer les Juifs de la surface de la Terre. Il y a enfin des lettres émises d'autres camps que Drancy, comme un interné de Gurs raflé à Pau, et pas mal de lettres de Pithiviers et Beaune-la-Rolande (deux camps du Loiret qui absorbèrent par exemple une partie des raflés du Vélodrome d'Hiver), ainsi que Compiègne, le camp pour les VIP marqué par une activité intellectuelle intense.

Il y a des Juifs étrangers : certaines lettres sont traduites du yiddish (elles ont moins à choisir leurs mots pour contrer la censure), ou dans un français à la syntaxe maladroite.

il y a des destins très différents. Ceux qui sont raflés dès 1941 resteront parfois plusieurs années à Drancy. Ceux raflés en 1942 ou 1943 resteront parfois moins d'un mois. L'administration du camp varie : au départ, c'est plutôt la préfecture de Paris, puis sur la fin ce sera le SS Aloïs Brunner, avec des conditions plus drastiques concernant le courrier et les colis.

Il est frappant de voir la multitude des expériences qu'ont ces gens de la détention. Certains mentent pour ne pas alarmer leurs proches, d'autres plus jeunes sont insouciants. Beaucoup sont persuadés qu'on va les envoyer à Dresde. Certains espèrent obtenir un certificat de fourreur : les nazis ont besoin de Juifs spécialisés dans la fourrure pour confectionner des manteaux pour la guerre à l'Est. il y a la promiscuité, l'ennui (beaucoup demandent des livres), mais aussi des amitiés qui naissent. Il y a aussi quelques personnalités qui émergent au fil d'une série de lettres. Et pour nous, un sentiment terrible car les notes nous disent quand ce flot se terminera et nous voyons approcher la date, sans que les lettres trahissent toujours d'inquiétude. et toujours cette phrase fatidique, toujours la même : "Je pars aujourd'hui pour une destination inconnue", en général suivie par des phrases pour dédramatiser : ne t'inquiète pas, on se reverra, j'ai bon moral etc...

J'ai été très ému des lettres de Louise Jacobson. Adolescente, elle fait un séjour en prison pour femmes, où elle est visiblement choquée de ce qu'elle voit. Elle est ensuite amenée à Drancy. C'est dur, mais elle se fait des copines et se reconstitue des sociabilités de jeune étourdie, trouvant ses camarades "épatants". Dans sa dernière lettre avant son départ, elle demande à son père de "ne pas se faire de bile".

il y a aussi Isaac Schoenberg, cet artiste qui écrit des lettres enflammées à sa "Khannouchi", qui essaie de vendre des portraits au camp pour lui envoyer un peu d'argent, et dont l'enthousiasme et la naïveté semblent l'empêcher de voir ce qui se prépare.

Il y a bien d'autres destins individuels comme ceux-ci, et l'index en fin de volume permet de retrouver facilement la série (les lettres sont classées logiquement par ordre chronologique).

A noter toutes les ruses utilisées pour cacher des choses interdites dans des paquets, pour faire passer une lettre sans révéler l'adresse d'une personne qui se cache, etc...

C'est un recueil très intéressant et susceptible de toucher les élèves à mon avis car il montre concrètement la réalité de la détention sur des destins individuels. Il clôt pour un temps mes lectures sur la Shoah.

zardoz6704
8
Écrit par

Créée

le 25 juin 2023

Critique lue 5 fois

1 j'aime

zardoz6704

Écrit par

Critique lue 5 fois

1

Du même critique

Orange mécanique
zardoz6704
5

Tout ou rien...

C'est ce genre de film, comme "La dernière tentation du Christ" de Scorsese", qui vous fait sentir comme un rat de laboratoire. C'est fait pour vous faire réagir, et oui, vous réagissez au quart de...

le 6 sept. 2013

56 j'aime

10

Crossed
zardoz6704
5

Fatigant...

"Crossed" est une chronique péchue, au montage saccadé, dans laquelle Karim Debbache, un vidéaste professionnel et sympa, parle à toute vitesse de films qui ont trait au jeu vidéo. Cette chronique a...

le 4 mai 2014

42 j'aime

60

Black Hole : Intégrale
zardoz6704
5

C'est beau, c'est très pensé, mais...

Milieu des années 1970 dans la banlieue de Seattle. Un mal qui se transmet par les relations sexuelles gagne les jeunes, mais c'est un sujet tabou. Il fait naître des difformités diverses et...

le 24 nov. 2013

40 j'aime

6