L’invasion des smartphones et l’utilisation ultra-intensive qu’ils imposent aujourd’hui dans la vie privée comme professionnelle, soulèvent des problèmes extrêmement préoccupants, un peu partout sur le globe. Perte des capacités d’attention minimales, impulsivité grandissante, augmentation du stress et de l’angoisse, dépendance à l’objet « téléphone », repli sur soi, dépressions diffuses, perte de confiance en soi, image de soi détériorée, augmentation des problèmes orthophoniques, obésité, appauvrissement de l’expérience, appauvrissement des capacités cognitives et mémorielles, problèmes de sommeil, fatigues, etc.


Les plus intéressants selon moi sont la perte d’empathie et les états d’indifférence quant à soi (perte de volonté, absence de projet, envie de ne rien faire) et quant aux autres (j’y reviendrai dans une autre critique).


À côté de ces dégâts psycho-physiologiques, qui touchent beaucoup de monde, les pratiques conviviales et sociales qui sont à la base d’une vie valant la peine d’être vécue sont remarquablement entravées. L’instruction, le jeu, les rencontres, les repas, les discussions, les amitiés, les relations amoureuses et parentales se voient parasités par les écrans et, de manière générale, par une culture de l’ersatz poussée à son maximum. Les conditions qui permettent la formation d’une personnalité relativement stable s’érodent dans un siphon virtuel qui aspirent nos forces vitales d’une manière absolument fascinante.


Spitzer donne une vision froide et transversale du problème, d’un point de vue psychologique, abordant, au-delà des problèmes classiques (attention, apprentissage, difficulté de socialisation, dépression, etc), les questions de harcèlement en ligne, la perte de la vie privée suite au siphonnage des données numériques, la cybercriminalité et les arnaques multipliées, la montée de l’hypocondrie due aux recherches de symptômes sur Google, les problèmes de sommeil ou (brièvement) de sexualité. Il insiste régulièrement sur la farce (grotesque) que représente l’introduction massive des écrans dans les écoles (sans aucune preuve de leur apport, bien au contraire, avec beaucoup de preuves des désagréments produits).


Il rappelle à plusieurs reprises que, si les effets délétères constatés autour des smartphones, effets largement étudiés et renseignés, étaient dus à une substance quelconque (alcool, drogue, etc), cela fait bien longtemps que les institutions de santé et les gouvernements se seraient mobilisés pour l’interdire ou en tout cas la réguler. Mais face aux lobbys du numérique, qui nous annoncent (ou nous vendent) une révolution encore plus immense que celle de l’imprimerie, grâce à laquelle l’homme va devenir un transhomme, un surhomme, un super-être aux multiples savoir-faire, libéré de tous les carcans, il n’y a plus personne pour faire front.


Pour le moment, le moins qu’on puisse dire, c’est que le transhomme ne fait pas rêver. Il a les yeux chassieux, il traîne des pieds, il ne sait pas bien écrire, il articule mal des propos confus et, à force de vivre terré dans un trou, il n’a pas l’air très bien dans sa tête (ou dans sa peau).


Les technologies numériques, et les smartphones en particulier, font trop souvent appel à des stimulus et à des réactions physiologiques primaires. Accaparées par le marketing et les entreprises, elles s’appuient sur une psychologie de casino (récompense différée et incertaine, à base de notifications, de bip-bip et de couleurs flashy, de réponses possibles, de messages possibles, qu’on ne veut pas manquer, parce qu’ils pourraient contenir du lourd, quelque chose de très important, sait-on jamais, là, maintenant, faudrait pas être décroché, jette un œil, jette un œil) associée à du dressage basique (la sonnette sonne, on bave déjà).


La raison, la prise de conscience, la réflexion sont quasiment impuissantes devant de tels fonctionnements reptiliens.


Le réseau internet, en ouvrant un champ virtuel indéfini d’échanges, d’accès, de contenus, d’achats, de ventes, a ouvert une boite de Pandore extrêmement délicate à maîtriser, et d’autant plus ingérable qu’il est maintenant associé à des terminaux présents dans toutes les poches.


L’accès au réseau correspond à une immersion dans un état virtuel souvent indéfini et, à terme, problématique. Tout est possible et, souvent, rien ne se passe (ou si peu de choses), ce qui crée un phénomène de grand écart très décevant. Le fantasme est roi et la réalité ne vient plus l’encadrer correctement, ce qui provoque des rechutes sévères.


L’argent, en tant qu’équivalent universel, soulevait déjà des questions psychologiques intéressantes sur ce point : posséder une somme d’argent importante signifie, avant tout, pouvoir posséder « n’importe quoi » en échange. Or, ce qui peut produire un déséquilibre, au niveau mental et personnel, c’est justement la gestion de ce « n’importe quoi » qui a parfois vertu à rester virtuellement « n’importe quoi , qui se met à prendre quantité de formes virtuelles (je pourrais acheter ceci ou ceci ou cela), sans en prendre aucune qui soit déterminée (En fait on ne veut rien de spécial, mais on veut garder ce « n’importe quoi » à portée, cette pléthore impalpable qui nous excite, ce qui peut amener à accumuler plus d’argent, pour augmenter cette jouissance simplement potentielle). Les jeux d’argent, qui sont l’exemple le moins discutable d’une addiction sans substance, fournissent de nombreux exemples de cet effet de pouvoir virtuel, de possession fantasmée, qui entraînent des dysfonctionnements parfois sévères qui n’ont rien à envier à des prises régulières de cocaïne.


Les terminaux numériques nous entraînent dans ce monde où l’absence de limites, ne rencontrant plus d’obstacles suffisamment consistants pour former un désir, une envie, un projet, nous noie dans des états problématiques et très insatisfaisants.


L’auteur ne s’aventure pas sur ces questions philosophiques. Il est beaucoup plus terre à terre. Bien qu’il ait été traduit en 2019, ce livre date de 2015 et l’on sait que sur ce genre de sujets, les choses évoluent vite. Comme dans les livres que j’ai déjà recensés sur le sujet, les expériences relatées sont parfois d’une pauvreté comique (un questionnaire donné à des étudiants). D’autres sont plus fouillées. Mais on reste sur une simple confirmation du bon sens (selon moi), intéressante mais loin d’être transcendante. Notons également que l’auteur, comme souvent (on dira que ce n’est pas son travail), n’a pas beaucoup de perspective lorsqu’il dépasse son domaine.


Il n’empêche qu’il reste sobre et ne se perd pas dans des considérations dépourvues de pertinence.

Feloussien
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le 17 janv. 2022

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