Le monde est plein d'aveugles aux yeux ouverts sous une taie...

Il y a dans ce livre de belles lenteurs : j’ai tourné certaines pages en baillant. Pour le reste la sensibilité et la finesse de Taha Hussein donne à son autobiographie un pouvoir d’attraction saisissant. La floraison des détails, le flamboiement croissant des sensations parviennent à fixer toute l’atmosphère d’une époque ; celle de l’Egypte au tournant du XXème siècle, celle de la Nahda et de ses conflits tumultueux jusqu'au coeur d’Al-Azhar. Car Taha Hussein dépeint avec autant de netteté les hommes et les lieux.
A l’entrée dans la deuxième partie de ce livre méticuleux, un glissement subreptice s’opère toutefois vers les choses, leurs sons, leurs odeurs. Il durera le temps de l’étonnement ; celui de ce jeune enfant aveugle né dans une famille pauvre et venu de la campagne pour étudier les sciences religieuses dans la capitale, et à qui désormais toute la vie semble neuve et à réapprendre. Le préfacier parle de Taha Hussein comme d’un peintre, et de ses descriptions comme d’une suite de petits tableaux. C’est étrange de comparer le livre d’un aveugle à une peinture, de la rapporter à un art visuel. D’autant que tout au long de ce récit, la sensation de netteté et la présence vibrante des descriptions sont dues à leur polarisation par les sens de l’ouïe, du toucher, du goût et de l’odorat. Faute d’y faire attention on ne comprendrait pas la raison de cette intimité immédiate éprouvée par le lecteur.
La vision introduit toujours une certaine distance aux choses ; elle détaille, certes, mais au prix d'une objectivation un peu froide. Mais ici, parce que l’écriture se fait moins rétinienne, c’est un monde aux perspectives nouvelles et soudainement proches qui se laisse découvrir. Il y a le glouglou des narguilés ; le souq du Caire où fleurent des odeurs invraisemblables ; et le remugle devenu chaleureux d’une salle d’étude. Mais plus intéressant encore on apprend à lire des descriptions faites à partir des pieds du narrateur : les nattes usées mais dignes, rêches et solennelles de la cour d’Al-Azhar ; les pavés pauvres, torves et capricieux des rues de la médina. L’auteur nous apprend ainsi à distinguer dans la voix de ses professeurs le rassasiement satisfait et orgueilleux des cours du début d’après-midi, signalant un repas copieux et un maître désormais moins inflexible que sa panse est gonflée. Il y a aussi les voix faibles du matin, enrouées de nuit, qui glosent éternellement quelques questions religieuses sujettes à controverses. Et puis la description des insomnies du jeune aveugle, quand tout autour de lui l’obscurité bourdonne et que le noir de la nuit semble mastiqué par le cliquetis incessant des insectes habitant le vieil immeuble vermoulu où il loge.
Rares sont ceux qui, comme Taha Hussein, savent entendre battre le coeur des fourmis.

Camille_Camille
8
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le 27 déc. 2017

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