Un ouvrage passionnant du grand Maurice Sartre, remarquablement bien narré, vulgarisant juste ce qu'il faut mais ne sacrifiant pas à l'impérieuse nécessité des sources sur le sujet, si rares mais si précieuses. Le sujet, c'est le voyage dans l'Antiquité. Oui mais pas n'importe quel genre de voyage : celui qui dure plusieurs semaines, plusieurs mois, voire plusieurs années dans certains cas ! Le voyage vers le lointain, vers l'inconnu, la soif de découverte d'un Ailleurs, de quelque chose d'autre.


On a tendance à croire que l'époque moderne marque le début de ce que l'on appelle pompeusement, en européo-centrés que nous sommes, les "Grandes Découvertes". Or on sait aujourd'hui que les vikings ont immigré sur le continent américain plusieurs siècles avant que Christophe Colomb ne le "découvre" en 1492. Des théories moins solides postulent une traversée de l'océan Atlantique par des tribus brésiliennes jusqu'à la côté occidentale africaine. D'autres évoquent une hypothétique découverte de l'Amérique par des tribus nomades russes situées en Extrême-Orient, par le détroit de Béring.


Les hypothèses retracées par l'ouvrage de Maurice Sartre s'appuient quant à elles sur des sources de première main (épigraphie, numismatique) et de seconde main (récits de voyage connus fragmentairement par la citation d'un autre auteur, récits d'historiens tels Hérodote, Pline, Arrien etc.). Chaque chapitre commence par un énoncé succinct de ces sources, pour certaines reproduites et traduites par l'historien. C'est à partir d'elles et des données archéologiques modernes que Sartre se met en tête de les expliciter, afin de savoir si elles peuvent être vérifiées.


Pythéas le Marseillais a-t-il atteint l'Islande au IVe siècle avant notre ère, en longeant les côtes britanniques, dépassant les Orcades et les îles Féroé, pour s'approcher du cercle polaire comme jamais un navigateur ne l'avait auparavant entrepris de manière certaine ? Des auteurs antiques comme Strabon le raillent abondamment, n'hésitant pas à qualifier de mensongère son affirmation selon laquelle plus il navigait vers le nord et plus les jours rallongeaient, le soleil ne descendant plus sous l'horizon, même la nuit.


Idem pour le groupe de marins phéniciens envoyés par un pharaon égyptien pour tenter de faire le tour de l'Afrique vers le Ve siècle avant J.-C. : Hérodote rapporte en quelques phrases ce que fut leur étonnant voyage. Les Phéniciens auraient ainsi navigué durant les saisons mornes et auraient accosté sur les côtes africaines tous les ans lors de la belle saison pour faire le plein de nourriture et d'eau douce, avant de repartir. Ils seraient finalement revenus trois ans après leur départ, racontant qu'à un certain point de leur voyage, le soleil ne se couchait plus à leur droite... mais à leur gauche ! Là encore, l'anecdote des marins a de quoi faire sourire l'historien Hérodote, pourtant pas en rade de quelque fantasmagorie pour introduire un fait historique... Sartre nous fait bien comprendre que l'histoire des Phéniciens n'est pas là pour servir à autre chose qu'à faire sourire le lecteur passablement ennuyé par les centaines de pages de récit bien sérieux du Père de l'histoire...


Et pourtant. Et pourtant, à l'aune de nos savoirs scientifiques modernes, on sait désormais que le rallongement des jours à mesure que l'on se rapproche du pôle Nord est un fait vérifiable et explicable par la rotondité de la Terre ; que le "changement de côté" du Couchant et du Levant est également quelque chose d'observable, si l'on passe de l'hémisphère nord à l'hémisphère sud de notre planète bleue... Ainsi les récits rapportés par les Anciens, qui leur paraissaient pour beaucoup comme un grossier tissu de mensonges, nous donnent aujourd'hui les preuves empiriques à même de les faire accroire, aussi incroyables qu'ils puissent nous sembler.


Sartre met à contribution tout le talent de sa plume pour nous rendre ces réalités lointaines abordables, pour retranscrire sans les trahir ces mentalités si différentes des nôtres et pourtant si proches. Il replace chaque lieu géographique dans leur contexte politique, économique et social, s'appuyant pour ce faire sur les fulgurants progrès de la science numismatique (étude des pièces anciennes), de l'épigraphie et de l'archéologie moderne, laquelle est en plein essor dans des pays jusque-là peu fouillés, comme l'Inde, le Sri Lanka ou les côtes de l'Asie du Sud-Est.


Car c'est jusqu'en Orient que nous mènent ces fabuleuses pérégrinations. Jusqu'en Bactriane, royaume grec héritier de la conquête d'Alexandre, à cheval entre l'actuel Afghanistan et le Pakistan, où l'on a retrouvé une stèle racontant l'étonnante revanche sur la vie d'un aristocrate déchu devenu marchand richissime ; jusqu'aux côtes du Deccan, en Inde, où la monnaie de Rome au Ier siècle ap. J.-C. s'échangeait contre épices et pierres précieuses grâce à une route commerciale reliant régulièrement le sous-continent indien avec les rives de la Mer Rouge ; et même jusqu'aux portes de l'Empire de Chine, dont on sait aujourd'hui que les Romains du Haut-Empire connaissaient la situation politique et économique très avantageuse.


Plus intéressant encore est le point de vue inverse adopté par l'auteur, pour tenter de montrer ce que les Autres savaient de Nous : comment les Indiens percevaient-ils le monde occidental, dont ils ne connaissaient que les limites orientales (Egypte, Arabie Heureuse etc.) ? Qu'est-ce que les Chinois savaient concrètement de l'Empire romain, de sa puissance inégalée dans le monde méditerranéen pour l'époque antique ? C'est là où sans doute les conjectures se font les plus nombreuses, peut-être trop par moments, s'éloignant de la discipline historique pour plonger tête la première dans une histoire qui n'en est plus véritablement une.


Mais cela reste dans l'ensemble un récit passionnant, solidement documenté (une quarantaine de pages de notes et bibliographie), plein d'agréables découvertes et de fascinants mystères, abordable aussi bien par un féru d'histoire qu'un novice en la matière. Il est aussi agrémenté de très bonnes cartes, qui mêlent les appelations antiques à la nomenclature des lieux contemporains : extrêmement pratique pour savoir où l'on se situe précisément dans chaque chapitre. Un livre que je recommande chaudement.

grantofficer
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le 9 janv. 2022

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