La Révolte semble n’avoir pas été mieux comprise par la critique que l’héroïne par son mari. Villiers s’en souvient dans la préface, qui se venge des critiques hostiles (« on ne décharge pas de batteries de canons contre des cloportes : je les manquerais. », p. 378) tout en déplorant que le théâtre soit devenu étranger à l’ambition qu’aucune ligne issue de sa plume n’a jamais contredite : « On dit de ce qu’il [le théâtre] enfante : “C’est un Succès !” – Le mot gloire ne se prononce plus » (p. 382). Dans la pièce (un seul acte pour une trentaine de pages), Élisabeth est plus froide, mais pas moins vindicative dans sa soif d’absolu. Elle aussi préfère la gloire au succès, l’âme à l’argent.
On se tromperait évidemment en lisant la Révolte comme une incartade de l’auteur dans le théâtre bourgeois : si l’action de cette pièce est contemporaine de sa rédaction, cela n’a rien d’une concession que Villiers aurait faite après avoir opéré quelque virage esthétique ou revu ses ambitions à la baisse. Il ne s’agit pas non plus d’une tentative de subvertir les codes de l’industrie théâtrale du dernier quart du XIXe siècle pour prendre l’ennemi à son propre piège – ou tout au moins pour le combattre avec ses propres armes : le dramaturge ne s’attaque pas au théâtre bourgeois, ni aux défauts de la bourgeoisie, mais à la bourgeoisie dans son essence, ce qui est une autre affaire.
Il ne se passe pas grand-chose dans la Révolte : une petite heure de crise. Élisabeth est écœurée par « ce que la plupart des gens nomment aujourd’hui “la vie réelle” et soi-disant “pratique” » (p. 395) et qui rend si heureux Félix (ici, une blague inaccessible aux non-latinistes), son mari de quinze ans de plus qu’elle. Elle lui expose ses quatre vérités, s’en va dans une voiture qu’elle a réservée en secret. Mais comme le dit Félix « (Ricanant.) Il n’y a que les folles qui ne reviennent pas » (p. 407) : alors elle revient. Si bien qu’au bout du compte le titre semble ironique.


La Révolte ne raconte pas le drame d’un couple, encore moins la prise de conscience d’une femme que son mari ne fait plus rêver : Félix n’a jamais fait rêver Élisabeth. C’est à peine si on peut lire ce long dialogue de sourds comme un plaidoyer féministe. Certes, Élisabeth déclare « on avait eu beau nous marier, on ne nous avait pas unis ensemble » (p. 396), mais c’est pour ajouter aussitôt « Je vis qu’il y avait une différence d’espèce tout à fait essentielle entre nos deux caractères » : pas de guerre des sexes ici, pas de genre, pas de condition féminine bafouée. Si elle est, dans un sens, une femme-objet, elle n’est pas un objet de désir mais… un presse-papier ! Oui, c’est en parlant d’un presse-papier qu’elle dit à Félix : « Les angles en sont durs et tranchants ; il est poli, transparent et sincère ; il est glacé. S’il vous arrive de songer à moi, regardez-le, monsieur » (p. 403).
Il n’y a pas d’incompatibilité de sentiments dans la Révolte : pour ça, il aurait fallu que Félix en éprouve. C’est bien là le fossé. La jeune femme sait faire ce que fait Félix, le fait même mieux. Mais il ne ressent rien, se méfie des dramaturges qui « n’arrivent à rien, à rien et à rien !… qu’à rendre inquiets les gens honorables, en leur procurant on ne sait quelles émotions… presque dangereuses » (p. 391). Pour lui « les capitaux sont de la considération et de l’estime en portefeuille ! (p. 399) : sa pensée, c’est celle que Bloy disséquera quelques années plus tard dans l’Exégèse des lieux communs. Félix finira par triompher, croira comprendre sa femme : « Eh ! que deviennent les rêves devant cette bonne réalité ? – La Poésie, – oui… – une attaque ! – Je comprends cela, vois-tu ?… J’ai eu ça moi-même » (p. 408).
Élisabeth est brillante, inadaptée, forte et seule, comme toutes les héroïnes précédentes de Villers, qui la qualifie ailleurs de « Prométhée femelle […] dont le foie est dévoré par une oie » (p. 1146). De toute évidence elle est aussi son porte-parole, tout à la fois modèle d’intégrité (« Je suis une femme faite de cette manière, et je m’aime pour cela… Je suis celle qui ne veut pas mentir », p. 401) et martyr des esthètes bafoués : « Je ne comprends plus les exaltations de l’Art, ni les apaisements du Silence. Cet homme a bu comme de l’eau toute ma beauté. […] Qu’il vive ou meure, je suis incapable d’être autre chose que… ce que je suis devenue » (p. 406).
À la fin de la pièce, Félix s’est endormi. Alors « Élisabeth, inclinée sur lui, d’une voix lente et grave : Pauvre homme !… / Elle le regarde avec une miséricorde et une mélancolie profondes. Le rideau tombe » (p. 408). Un peu plus tôt, elle lui disait « pour comble d’ennuis, je n’ai même pas, avec vous, la ressource de la haine » (p. 400) : il ne lui reste plus qu’une pitié problématique, qui achève de donner à la pièce son amertume.


Le lecteur de cette critique – s’il a eu la patience de lire jusqu’ici ! – aura remarqué qu’elle parle surtout des personnages et de la situation, et à aucun moment du style. S’il sait lire et qu’il n’a pas sauté les citations, il comprend que c’est précisément le style de Villiers qui rend les personnages et la situation aussi riches. Il suffit parfois d’une trentaine de pages, de deux acteurs et d’un presse-papier pour faire une très bonne pièce.

Alcofribas
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le 31 juil. 2018

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