Un manuel relativement récent et une introduction correcte au sujet

M'étant lancé récemment dans la (re)lecture de plusieurs essais sur le genre fantastique, et alors que je ne connaissais pas de manuel "de référence" sur le sujet, ou ne serait-ce seulement qu'un manuel recommandable, je me suis tourné avec intérêt vers ce court livre d'une centaine de pages au format poche, écrit par une universitaire nommée Nathalie Prince ayant fait sa thèse sur "le célibataire dans la littérature fantastique de la fin du XIXe siècle" et spécialisée plus largement dans la littérature "décadente" des deux dernières décennies du XIXe siècle (mouvement dont Baudelaire est un précurseur); j'avais déjà pu lire d'elle les intéressantes introduction et notes explicatives destinées au recueil, qu'elle a dirigé, de nouvelles fantastiques et étranges du décadentisme français ("le petit musée des horreurs", dans la collection Bouquins, extrêmement recommandable - même si je suis encore loin de l'avoir achevé...). Bref, une chercheuse qui connaît a priori très bien le sujet et cette littérature et qui a de toute évidence des choses intéressantes à nous en dire.


Et clairement, ce manuel d'introduction au genre se révèle plutôt réussi: plutôt bien écrit et didactique, accessible (ne se perdant jamais dans du jargon et/ou des développements brumeux, comme j'ai malheureusement pu en croiser...), il mérite amplement son 7/10, ne serait-ce que par ce qu'il nous propose, dans son premier chapitre, une définition solide du genre, nourrie des développements les plus récents sur le sujet et (oserais-je l'avancer) sans doute quasi-définitive.


Elle nous propose ainsi de définir le genre fantastique comme les textes cherchant à générer de la peur, de l'effroi, un malaise...face à un événement surnaturel menaçant (elle réunit de ce fait deux notions qu'un auteur comme Todorov, au hasard, avait séparé, en bannissant assez arbitrairement la question de la peur de la définition du genre). Cela fait du fantastique un genre, contrairement au merveilleux, profondément réaliste (et rationaliste) en son cœur, puisqu'il prospère en explorant les limites, les confins de notre perception sécularisée (de notre paradigme d'appréhension) du monde réel. Cette exploration des limites "surnaturelles" s'entend bien entendu d'un point de vue "physique" (phénomènes mystérieux et théoriquement impossibles) mais peut également être étendue au domaine "morale", dans ce qu'on pourrait qualifier de "fantastique réel" (expression que l'auteure reprend à Edmond Picart, auteur de la fin du 19e siècle). Nathalie Prince insiste aussi, avec raison, sur le fait que, les conceptions du monde évoluant avec les époques, la peur et le surnaturel doivent être abordés de façon évolutive, et que les textes fantastiques d'une époque ne sauraient être totalement compris en-dehors de leur contexte de production.


Le texte fantastique est donc un dispositif littéraire qui vise, par son agencement (plus que par ses seuls thèmes), à déstabiliser le lecteur (consentant) en décrivant une menace surnaturelle, mais aussi plus largement en faisant vaciller sa perception du monde à travers son identification au(x) protagoniste(s) des histoires contées. Il s'agit donc de générer un sentiment de peur, mêlé d'un vertige intellectuel, à travers un dispositif esthétique, un agencement rationnel.


Enfin (pour ce chapitre définitionnel), si les références que fait l'auteur à des auteurs comme Freud ou Sartre n'apportent pas grand chose à l'analyse, j'ai par contre été intéressé par les quelques connexions que l'auteure avance entre la naissance du genre et les analyses du beau et du sublime de Kant et de Burke (même si malheureusement, les développements sur ce point restent un peu trop concis pour s'en faire une idée précise, il s'agit de pistes à explorer pour plus tard). Un plaisir (un frisson) pourrait naître d'un sublime (sombre et menaçant), aux portées métaphysiques, qui signifierait, accepté dans toute son ampleur, une remise en cause de notre existence même et de nos conditions de vie et de nos croyances. Le genre fantastique participerait donc d'une "poétique sombre", mettant en scène un "arrêt des forces vitales" plutôt que leur épanouissement et leur accentuation [N.B.: renseignement pris, Burke, philosophe irlandais, oppose au milieu du XVIIIe siècle le beau et le sublime, le second étant défini comme découlant d'une delightful horror (à l'inverse du premier, expérience banale et agréable) ; cette opposition, reprise ensuite par Kant sous une forme un peu altérée, est notamment considérée comme aux racines de l'esthétique romantique].


Je passerai plus rapidement sur les autres chapitres (j'essaierai en tout cas!). L'auteure nous brosse ensuite un (très) rapide portrait des différents mouvements littéraires ayant relevé du genre fantastique. Après être très rapidement revenue sur l'origine de l'étiquette "fantastique" en elle-même (qui a été accolée dans un premier temps aux travaux d'Hoffmann par son premier traducteur et par Walter Scott), elle revient sur des mouvements comme le roman gothique (pré-fantastique selon elle), les romantiques, le génie Poe, puis sur le "fantastique classique" de la 2e moitié du XIXe siècle (restant en cela fidèle aux conceptions todorovienne qui centrait principalement ses analyses sur cette période considérée comme "paradigmatique" de la production fantastique) et fin de siècle, pour enfin finir sur le "fantastique moderne" (tout le 20e siècle).


Cette partie "diachronique" apparaît déjà comme un peu moins réussie que le chapitre précédent (il manque également, au passage, une partie "synchronique" revenant sur l'emploi de l'étiquette "fantastique" dans les autres pays ; il est plutôt bien documenté à présent que la catégorie est moins dominante dans d'autres contextes, à commencer par les pays de langue anglaise où le fantastique est clairement assimilé à Todorov et à la théorie littéraire française, et où les catégories supernatural fiction et horror fiction sont davantage employées) : l'auteure passe très rapidement sur certains courants, avec des analyses qui semblent parfois assez floues et/ou étonnamment critiques (on sent que l'auteure ne porte pas vraiment dans son cœur par exemple le roman gothique, ni vraiment le fantastique le plus moderne, qu'il est pourtant un peu trop facile de réduire à une simple esthétique de la "monstration" et de la provocation ou à l'inverse à un fantastique "intellectuel"), et va, par contre, largement développer le mouvement fin-de-siècle qui, certes très intéressant, semble néanmoins un peu trop mis en avant par rapport à d'autres mouvements. Cela ne doit pas nous étonner au vu du cursus de l'auteure, mais cela peut sans doute être considéré comme embêtant si l'on pense à un lecteur découvrant le champ, qui ne connaîtrait pas le parcours de Nathalie Prince, et pourrait dès lors se faire une opinion un peu faussée de l'importance relative de ces différents courants (même si cela reste forcément un peu subjectif).


Plus embêtant sans doute, et constituant un véritable manque de mon point de vue, l'auteure n'en profite pas pour proposer une liste, par périodes, de lectures indispensables pour aborder le champ ; si beaucoup d'auteurs sont certes cités à la volée, un lecteur qui chercherait par la suite à explorer le corpus fantastique en lui-même, serait bien en peine, à partir de ce seul ouvrage, pour savoir vers quels auteurs et quels textes se diriger en priorité...


On s'étonne également de l'absence de certains courants et auteurs: ainsi, le "réalisme magique" sud-américain (Borges, Cortazar, etc.) est tout simplement laissé de côté (!), tandis qu'un auteur comme M.R. James, pourtant extrêmement connu dans le monde anglo-saxon, n'est même pas cité une seule fois.


Le 3e chapitre est intéressant, puisqu'il revient sur les procédés spécifiquement littéraires destinés à faire naître la peur ; je reformule quelque peu ici, dans la mesure où l'auteure, malheureusement ne saute pas le pas de se lancer dans une comparaison avec les autres media horrifique ; mais qui l'a fait à l'heure actuelle? (Même si toutes les chapelles universitaires appellent à la transversalité des disciplines, elles rendent difficiles, dans leur organisation même, très scindée, toute véritable tentative en la matière...): la comparaison avec les autres arts horrifiques (cinéma, jeu vidéo, etc.) est néanmoins intéressante en ce qu'elle questionne une des catégories aujourd'hui souvent mise en avant, celle d'un fantastique de la "monstration" (expression de Denis Mellier, en opposition avec un fantastique "de l'ambiguïté") ; outre que ces deux types d'effets fantastiques ne me semblent pas du tout incompatibles (y compris dans un même texte, cf. par exemple toute l’œuvre de M. R. James), que peut-on vraiment entendre par "monstration" dans un cadre littéraire, puisque, par définition, art non-pictural, ne montre rien! Nathalie Prince semble elle-même se rapprocher de ce paradoxe théorique lorsqu'elle en vient à affirmer: "Etonnamment, la monstration n'en dit pas plus que la suggestion. Les textes s'attardent sur des détails terribles, des moments horrifiques, et peinent à retranscrire la totalité ou la cohérence du phénomène." (p.67) Mais n'est-ce pas le propre de toute la littérature qui ne peut "figurer" qu'en mots. Au demeurant, l'auteure introduit une autre opposition peut-être plus pertinente entre le "ne pas tout dire" et le "surdire", qui pourrait davantage renvoyer à la marge interprétative que laisse l'auteur au lecteur (mais c'est une nouvelle fois moi qui développe, car l'auteure ne l'explicite pas clairement, sauf erreur de ma part). De même, "l'écriture de l'invisible" qu'elle évoque ensuite pourrait être, étendue, considérée comme constitutive du fait littéraire lui-même.


Quoi qu'il en soit, on révise au passage ses "figures de style"; savez-vous ce qu'est une hypotypose? Une prolepse? Une aposiopèse??? Nathalie Prince fait également part de sa préférence pour les formes courtes dans le genre fantastique (unité de lecture, concentration des effets, renforcement de tous les effets de détail fantastiques, etc.), convoquant pour cela en particulier les commentaires sur le sujet de Poe et Baudelaire.


Le 4e chapitre porte sur le protagoniste principal dans les récits fantastiques. Il est intéressant et reprend de toute évidence une grande partie de la thèse de l'auteure sur les "solitaires du fantastiques". Néanmoins, les développements et affirmations proposées s'avèrent parfois discutables, souvent par excès de généralisation: Nathalie Prince semble par exemple valider implicitement l'idée que les textes fantastiques seraient pour la plupart à la première personne (alors que personnellement, il me semble tout de même que de très très nombreux récits sont également à la 3e...). De même, le protagoniste fantastique ne me semble pas aussi stéréotypé (célibataire, rationnel mais fragile, etc.) que celui principalement mis en avant par l'auteur, et il serait possible à mon avis de trouver de très nombreux contre-exemples...Pour conclure, l'auteure nous propose un développement sur le concept d' "effroi" (peur face à une menace "intérieure", menaçant le "moi" lui-même, l'identité du protagoniste), qui aurait gagné à être encore mieux replacé au regard du concept d' "angoisse" (même si on croit comprend qu'il y aurait une gradation de la "peur face à une menace extérieure et concrète", l' "angoisse" (véritable peur sans objet concret, état nerveux) et donc l' "effroi", peur de la destruction du moi, menace face à laquelle il est impossible de fuir).


Le 5e et dernier chapitre est le plus dispensable, celui-ci revenant sur des "thématiques fantastiques" (espaces, objets, amours fantastiques, thème du double...). Car à partir du moment où l'auteure nous a convaincu que le fantastique était un genre "poétique et non sémantique", une telle liste a fatalement quelque chose de gratuit (même si les développements peuvent être ponctuellement intéressants).


Voilà pour ma recension de cet ouvrage, où j'ai glissé de nombreuses réflexions personnelles (d'où le ton qui peut sembler éminemment critique). Néanmoins, comme je l'ai dit, cela reste une belle tentative dans l'ensemble, qui a vraiment pour elle d'être claire et accessible. Mais, une nouvelle fois, quel dommage qu'il n'y ait pas de bibliographie indicative à la fin sur le corpus fantastique!!!

Tibulle85
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le 10 juin 2019

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