« La tragédie de l’humanité, c’est l’impossibilité d’acquérir des connaissances par le refus de les acquérir ». Luigi Comencini


Professeur de philosophie à l’université de Paris 1, Fischbach nous propose ici une réflexion autour du cinéma et de son potentiel d’observation, d’analyse et de critique. Critiquer la société dans laquelle nous évoluons n’est pas un genre en soi, cela semble plutôt être une fonction que certain-es réalisateurs-trices décident de déployer au sein de leur univers fictionnel, qu’il soit comique, dramatique ou autre. Les différents rôles de cette fonction seront succinctement abordés ici mais pour le moment je résumerais le rôle de l’ouvrage par cette citation : *« Par la critique sociale en tant que critique philosophique, il s’agit de participer chez les acteurs sociaux de cette compréhension d’eux-même, de ce qu’ils sont, de ce qu’ils veulent être, de ce qu’ils font et de ce qu’il faut qu’ils fassent en fonction de ce qu’ils veulent ».* L’auteur a ici pour ambition de donner des outils de lecture et de compréhension pour maintenir et développer notre regard critique. 

Faut-il être pessimiste ou optimiste face à ce monde de plus en plus absurde ?
L’auteur répond : il faut continuer de développer notre esprit critique tout en gardant une certaine forme de lucidité.


Le choix de défendre la critique sociale plutôt que la critique politique est, à mon avis, révélateur de cette forme de lucidité. Mais quelles sont les grandes différences ?


La critique politique vise à expliquer des évènements confus de façon à nous permettre de comprendre ce qui s’est effectivement passé. Elle s’accompagne alors souvent d’une fonction pédagogique d’explication et d’information, voire même d’interprétation en gardant un point de vue souvent externe à la situation.
Contrairement à la critique sociale qui, elle, sert plutôt à clarifier ou éclairer une situation sans forcément l’expliquer. C’est une épreuve négative du social fait par les acteurs eux-même et elle se fait de l’intérieur, d’une manière immanente. Elle part du constat que les choses ne sont pas comme elles devraient aller. Elle ne propose guère de solution et n’indique pas d’issue, elle met même souvent l’accent sur les capacités propres à l’ordre social existant à se reproduire à l’identique (d’où la structure souvent circulaire de ce genre de récit) malgré les luttes des dominés, c’est-à-dire en parvenant à réprimer ces luttes ou à les détourner de leurs objectifs. Ainsi, et malgré une certaine forme de réalisme plombant, elle laisse celles-ceux auxquel-elles elle se destine tirer eux-elles-même et par eux-elles-même de possibles conclusions politiques. La série The Wire, désormais bien connue du public, s’inscrit parfaitement dans cette posture.


Dès lors, des querelles légitimes s’installent pour savoir ce qu’il faudrait mettre en scène. Par exemple George W. Pabst dans son film La Rue sans Joie de 1925 s’inscrit dans ce que l’on appelle la « nouvelle objectivité », il dresse le portrait de la vie telle qu’elle est, avec un sens profond du fait ; il montre la situation de la classe moyenne et la confusion morale de l’époque. Le cynisme, la résignation et la désillusion hantent ce cinéma... L’absence de solution et le pessimisme de ces productions peuvent tout autant être critiquées. C’est pourquoi le travail de critique sociale du-de la réalisateur-trice s’incarne, avant tout, dans le fait de montrer le lien existant entre la souffrance individuelle et l’injustice sociale. Et pour cela, il existe plusieurs techniques de réalisations.


L’auteur s’est ici arrêté sur quelques techniques de narrations. Il en existe sûrement d’autres mais relevons déjà celles présentes dans l’ouvrage. L’important est de réussir à proposer un point de vue sur un sujet de tel sorte qu’il nous apparaisse dans toute sa réalité, et celle-ci est bien souvent nauséabonde. Dans le film Invasion Los Angeles de John Carpenter les aliens dominent le monde à travers tout un système de contrôle de la population. Lorsque le héros découvre des lunettes lui permettant de voir les inscriptions cachées dans les panneaux publicitaires il y voit des mots-clés tels que *« consomme », « obéis », « marie-toi et reproduis-toi »* ou encore *« dors »*. Cette technique débute en opérant un transfert de signification afin de condenser les propos de ce que l’on nomme « capital ». L’objectif est ainsi d’**exagérer le propos** en le rendant outrancier et grotesque afin d’en faire apparaître un aspect qui restait dissimulé par l’ensemble de significations régnant jusqu’alors. 

Une autre technique consiste à mettre en lien les parties cachées et les parties visibles de la société. C’est le contraste ainsi que la mise en évidence du lien qui sépare ces deux instances qui fait émerger une critique. Une vidéo seule de L214 montrant les conditions de vie des cochons dans les élevages hors-sol ne relève pas de la critique, c’est une donnée brute. Mais sa juxtaposition avec la vision idéalisée, sympathique et bienveillante produite par ses défenseurs pourrait relever de la critique sociale ou politique.
Enfin, il reste la représentation des personnages eux-même, certaines figures de ce cinéma sont récurrentes : l’exploité, le marginal, la victime, l’exclu, l’enfant, le vieux… La plus présente sur les écrans est sans doute la relation père/fils parfaitement résumée à la fin du livre comme suit : « Pouvoir qui oppresse et réprime injustement, ou puissance qui éduque et qui conduit à l’émancipation : le rapport père/fils exprime cette alternative qui est également au cœur de la vie sociale elle-même en tant qu’elle est tissée de rapports qui peuvent tout aussi bien êtres des rapports qui libèrent que des liens qui entravent. »


Pour conclure, j’aimerais préciser que cet article est un condensé reprenant principalement et souvent mot pour mot les propos de l’auteur et de ses références (Adorno, Horkenheimer, Honneth et d’autres) et qu’il  n’a aucunement vocation à remplacer la lecture de l’ouvrage. J’ai tout de même ajouté quelques références personnelles au passage. Plusieurs points importants y restent donc à découvrir : une critique de l’horrible Intouchables, la représentation de la violence ou encore les limites du parasitisme social… tout cela et plus. 

Vincent W.


N.B : Je vous conseille de voir avant la lecture :
- Main basse sur la ville (Le mani sulla città) de Francesco Rosi. 1963
- L’argent de la vieille (Lo scopone scientifico) de Luigi Comencini. 1972
- Affreux, sales et méchants (Brutti, sporchi e cattici) de Etorre Scola. 1976
- La Cérémonie de Claude Chabrol. 1995
- It’s a free world de Ken Loach. 2007
- La Question humaine de Nicolas Klotz. 2007


« L’important est de comprendre qu’il ne faut pas simplement renverser l’ordre social, comme dans It’s a free world de Loach, mais bien d’en créer un autre. » F. Fischbach

V-Worms
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le 11 janv. 2021

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