Plus c’est subjectif, plus c’est objectif.

Ouvrage clé dans l’œuvre de Robert Kurz, La substance du capital se divise en deux parties. Si la troisième envisagée ne sera finalement jamais écrite, Anselm Jappe, préfacier de l’ouvrage, considère qu’on peut voir dans Argent sans valeur (lequel n’est pas encore traduit en français) la suite de cet ouvrage.


Dans une première partie, Kurz s’emploie à démontrer que l’abstraction « travail » est le fruit d’une époque déterminée. Dans une seconde partie, Kurz explore les tentatives marxistes de théories de l’effondrement, avant de poser les bases de sa propre théorie des crises.


Kurz se montre particulièrement critique des marxistes « traditionnels » (Lukács y compris), ceux qu’ils estiment englués dans une ontologie du travail qui les empêchent de dépasser réellement le capitalisme et ses catégories de pensée. Même Moishe Postone n’échappe pas aux critiques de Kurz, lequel estime que, s'il a tenté de dépasser cette ontologie, il n'est pas parvenu à rompre totalement avec, d’où des contradictions et des confusions dans sa pensée.


Kurz propose quant à lui une relecture de Marx, mais d’un Marx empreint de contradictions au sujet du travail, ce qui suppose d'opérer un tri. S’il fait le premier pas vers la critique conceptuelle d’une réalité négative, en voyant dans le travail (abstrait) un potentiel destructeur du monde humain, il s’efforce pourtant de faire une distinction entre le travail comme prétendu principe ontologique et le travail comme abstraction réelle spécifique au capitalisme.

Or, Kurz s’efforcera de démontrer que parler de travail chez les prémodernes est un anachronisme et que l’abstraction « travail » est propre à une forme de société : la société capitaliste. L’abstraction sociale s’opère au niveau du travail concret, qui n’est que la forme phénoménale du travail abstrait. Il s’agit d’une seule et même dépense mais sa qualité sociale est d’être dissociée de son contenu matériel : l’énergie est bien dépensée de manière concrète et matérielle ; seulement, socialement, cela ne compte pas.


Le travail abstrait et la valeur sont ce que Kurz nomme un apriori réel : cela signifie que la valeur prend forme dès la production, et non pas uniquement au stade de la circulation et de l’échange (ne serait-il pas paradoxal que le travail trouve sa spécificité historique justement hors de la sphère du travail ?). La circulation est ensuite ce qui médiatise le caractère spécifiquement social de la production : l’argent et l’échange sont seulement un moment de ce rapport social, moment qui établit la part de travail abstrait dépensé qui est effectivement « valide ».


Il faut donc revenir à la distinction marxienne entre essence et apparence : la valeur est l’essence et la valeur d’échange est sa forme phénoménale. Seule la valeur d’échange suppose la circulation car c’est l’expression de la valeur relevée par la mise en relation des marchandises. Mais pour être révélée, encore faut-il que la valeur existe déjà. Et si elle existe avant la circulation, la valeur prend nécessairement son origine dans la production (et si la marchandise n’est finalement pas échangée, elle ne cesse pas d’être une marchandise pour autant).


Selon Kurz, c’est la présupposition du capital (c’est-à-dire la forme argent bouclée sur elle-même par le procès de valorisation) qui fait du procès de production un procès de valorisation : le fait que la production vise à la réalisation de la survaleur incorporée suffit à faire de la marchandise un support de valeur.


Le socialisme réel, nourrit de cette analyse tronquée car focalisée sur la circulation au détriment de la production, n’est parvenu qu’à proposer une modernisation de rattrapage sans rupture aucune avec le capitalisme. Tant que le capitalisme est appréhendé de manière superficielle (réduit à un régime de propriété et à une domination de classe), les perspectives de dépassement ne pourront qu’être tronquées.

La conséquence est également une négation du caractère destructeur du procès de production capitaliste pour l’environnement, négation nécessaire dès lors qu’il n’y a aucune différence substantielle entre le processus capitaliste et le processus socialiste, la seule différence étant son habillage juridique.


Cette abstraction réelle prend différentes formes : dans le processus d’échange, c’est le désintérêt pour le caractère sensible-matériel des marchandises ; dans le processus de production, c’est une mainmise pratique sur le fonctionnement et la gestion des entreprises. Le rapport entre concret et abstrait est donc renversé : l’être humain et la nature sont appréhendés comme de purs objets de valorisation.


Cette mainmise concerne tant l’espace que le temps du procès de production. L’entreprise apparaît comme un espace d’abord « désencastré » des autres domaines de la vie puis finalement colonisateur de ceux-ci. Kurz voit aussi la trace du travail abstrait dans le fonctionnalisme désesthétisé des bâtiments utilitaires et autres zones industrielles et commerciales : c’est bien la conséquence du fait que les individus doivent faire abstraction d’eux-mêmes en tant que personnes dans le procès de production.

Cette séparation se double d’une séparation sexuée : le travail abstrait est structurellement masculin dans le capitalisme et est connoté comme féminin tout ce qui est hors de la sphère de l’entreprise.


A l’espace désencastré de l’entreprise correspond un temps abstrait, forme temporelle de la démesure car, contrairement au temps concret, il est réduit à son aspect quantitatif. Ce temps abstrait tend à transformer tout temps de vie en temps de travail.


Tant que règle le travail abstrait, aucune instance sociale ne peut influer sur le contenu concret de la production, ni sur le déroulement du procès de production pour l’adapter à nos souhaits ou besoins.


Le quoi de la production nous échappe : c’est l’apriori du travail abstrait et de la valeur qui détermine les structures du besoin, par un renversement du rapport entre besoins et production (ce qui se traduit par le mépris des besoins élémentaires par la production, la production de biens destructeurs, la baisse générale de la qualité…).

Le comment de la production n’est pas plus en notre contrôle : par une série de réduction de l’humain à des mécanismes de fonctionnement biologiques et du monde biologique à des mécanismes de fonctionnement chimiques et physiques, le monde apparaît finalement comme un ensemble de choses inertes et est traité comme tel. D’où une destruction de la biosphère comme des relations proprement humaines.


Or, ce temps abstrait du capitalisme entre en conflit avec son aspect concret-historique : si le capitalisme apparaît comme l’éternel retour du même, c’est aussi un processus de développement aveugle et irréversible qui évolue et connaît des crises. Cette contradiction correspond aux deux aspects de la marchandise (objectivité de valeur – temps abstrait / matérialité – temps concret-historique). Ces tensions entre abstrait et concret sont à l’origine de la théorie des crises proposée par Kurz.


Malgré deux tentatives de « théorie de l’effondrement », Kurz estime qu’aucune théorie à proprement parler marxiste des crises n’a encore été proposée. Après avoir montré les limites et failles des deux principales tentatives (celle de Rosa Luxemburg, puis celle d’Henryk Grossmann), Kurz s’emploie à démontrer qu’il existe bien une borne historique absolue du capital et qu’elle provient d’un processus de désubstantialisation du capital. Autrement dit, le procès capitaliste de valorisation est animé par une contradiction interne car il rend le travail – sa substance – superflu et le rejette hors de lui. Pour Kurz, cette borne existe à la fois sur les plans logique et historico-empirique.


Si l’idée d’une borne absolue du capitalisme est rejetée en bloc par les marxistes, c’est car en privant le prolétariat de sa vocation révolutionnaire, elle prive les marxistes de leur deus ex machina favori contre le capitalisme. Kurz y voit un vieux reste des Lumières qui ont érigé le Sujet en réel demi-dieu, malgré les successives démonstrations de Copernic à Marx, en passant par Freud que le sujet est bien loin d’être le centre du monde.


Il insistera d’ailleurs sur la nécessité de dépasser la forme-sujet, entendue comme le sujet mâle-occidental-blanc propre à l’ère moderne, agent de l’ontologie du travail qui se dissimule derrière l’apparence d’égalité et d’universalité de la sphère de la circulation. Kurz relève notamment que si les valeurs bourgeoises (égalité, liberté…) sont dépourvues de toute substance, c’est car elles existent dans la sphère de la circulation et sont absentes dans celle de la production.


Il déplore ainsi une relecture subjectiviste et sociologisante de Marx, dans laquelle domine l’analyse en termes de classes au détriment de l’analyse économique, estimant que cela entraîne un repli de la pensée émancipatrice sur la sphère politique sans remise en cause des catégories fondamentales du capitalisme.


Il faut séparer crise et effondrement d’une part et émancipation d’autre part, comme il faut séparer théorie de la structure d’une part et théorie de l’action d’autre part. Ce sont des polarités antagonistes : l’émancipation est un agir conscient alors que la crise est un procès objectivé qui répond aux lois du système.


Si les individus peuvent s’émanciper sans attendre que le capitalisme ne s’effondre, le capitalisme peut s’effondrer sans ouvrir de perspective émancipatrice : c’est la fameuse et redoutée « plongée dans la barbarie ».


Cette tendance à l’effondrement causée par la désubstantialisation n’est pas une nécessité absolue : elle ne devient un procès automatique qu’à condition que les hommes agissent conformément aux dispositions de la forme capitaliste (Kurz dit ainsi : « ils ne le veulent pas et ne le savent pas mais ils le font pourtant », d’où le fameux paradoxe : plus c’est subjectif, plus c’est objectif). C’est donc une sacrée prise de conscience qui est nécessaire pour libérer l’agir social des schémas d’action aveugles qui régissent la matrice capitaliste.

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le 9 juil. 2023

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