Chester Himes, c'est l'incarnation d'une lutte contre l'injustice, d'une plume qui se fraye un passage à travers l'ouragan. Ironie de l'affaire, c'est en prison que le jeune homme trouva son moyen d'expression. Il a 19 ans, il est en colère, il découvre la nouvelle garde du polar, Dashiell Hammett ou Raymond Chandler en tête, et c'est la révélation. Un demi-siècle plus tard, Himes est posé comme l'un des plus glorieux héritiers du hard-boiled, le polar tendance bien vif qui cogne sec. Un épigone certes mais dont la patte et l'aura pousseront rapidement les observateurs à le ranger à part. Où précisément ? Eh bien entre ses pères spirituels, disons à mi-chemin entre Hammett et Hemingway. Oui, tout simplement. Intrigué par cette réputation, je me procure l'une de ses œuvres les plus réputées, La Reine des pommes (pas son premier roman, mais sa première incursion vers des rivages où le rire le dispute au désenchantement).


On retrouve l'écriture sèche et visuelle héritée de l'école Hammett avec grand plaisir. L'ouvrage est bien parsemé d'un humour aux portes du burlesque, rien à dire c'est parfois à se tordre. Pourtant, le coup de maître est ailleurs. À vrai dire il est partout, ce truc qui fait la différence. C'est juste qu'on ne le remarque pas d'emblée. Puis, petit à petit, il devient de plus en plus apparent jusqu'à devenir une évidence : la toile de fond. Alors que Jackson (le malheureux héros) n'en finit plus de courir d'un coin à un autre, d'une combine à une autre, c'est un instantané sur le Harlem d'alors que Chester Himes imprime dans notre inconscient. L'air de rien, sans avoir l'air d'y toucher, derrière son substrat comico-policier, La Reine des pommes ne parle que de ségrégation raciale, d'injustice et de misère. Pas de discours enfiévrés, de plaintes déchirantes mais ce cadre dévorant, ouvert sur un cloaque rude et désespéré qui finit par contaminer l'ouvrage tout entier.
Comptines de l'époque esclavagiste, descriptions de quartiers mal-famés, d'immeubles insalubres, de la pourriture qui suinte à chaque rue, de ce mystérieux Homme Blanc, spectre fantomatique qui hante ce monde en perpétuelle déliquescence...Himes sait de quoi il parle puisqu'il en revenait au moment de signer cet opus, véritable tournant pour sa carrière dont l'idée lui fut soufflée par son éditeur français Marcel Duhamel. À ce moment là, l'écrivain s'était éloigné d'un pays natal dont il n'avait retenu que les préjudices et l'inégalité. Cela étant dit, ne pas réduire la manœuvre à un virage à 180°. L'homme de lettre regarde dans le rétro avec plus de gouaille certes, mais sa peinture sociale conserve un réalisme parfois choquant (un des rebondissements en particulier). C'en est même incroyable d'arriver à rire des mésaventures de ce benêt au grand cœur (Jackson) qui crapahute dans l'environnement le plus inhospitalier qui soit. Il n'est vraiment pas aidé car le cercle du désœuvrement est vicieux. Si l'instinct de conservation ne pousse les victimes à se révolter face à leur oppresseur, la loi de la jungle s'instaurera entre elles. Arnaques, crimes et tutti quanti ; buffet ouvert à tous. Le frère de Jackson se déguise en bonne sœur pour appâter le quidam et se rencarder sur les coups pendables, sa compagne joue sur tous les tableaux, les camés le détroussent et les policiers afro-américains n'hésitent pas à se défouler sur ce beau monde, Jackson compris. Ce mélange étonnant de comédie survitaminée sur fond de tragédie sociale laisse un souvenir réjoui quoiqu'une pointe d'amertume surnage dans ses dernières lignes, aussi amusantes que sadiques.


Chester Himes a bien l'étoffe du génie qui s'est construit sur son vécu et a su en faire un élément fondamental de ses livres, qu'il pouvait aborder sans détour ou avec humour. La Reine des pommes est une balade qui transporte autant qu'elle imprègne son lecteur. Une de ces lectures qui sait distraire avec brio tout en ménageant quelques bonnes secousses. Pour un inconditionnel du roman hard-boiled, c'est un délice. Il est indéniable que Himes est un digne héritier de ses pairs, en cela qu'il a su saisir l'essence du genre et se le réapproprier avec ses codes à lui. Certains avaient à cœur de révéler la crasse sous le tapis, ou de lever le voile sur la corruption enracinée, ou plus généralement de dénoncer un monde courant à sa perte. Himes ajoute sa pierre à l'édifice de cette quête intemporelle. Ce qui suffit largement pour en faire une curiosité et plus encore, un incontournable.

ConFuCkamuS
8
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le 15 juil. 2021

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