La propriété privée est souvent considérée comme une condition sine qua non de la liberté et de la démocratie. Le philosophe anglais John Locke en a théorisé les principaux fondements dès son Traité du gouvernement civil publié en 1690. Pierre Crétois s’appuie sur ce texte fondateur pour exercer une critique raisonnée à l’endroit de la pensée propriétariste. John Locke plaide en faveur d’un droit naturel sur les choses, acquises grâce au travail et qui, une fois légitimement appropriées, doivent être considérées comme une part de soi-même. Il formule toutefois ce qu’on a appelé la « clause lockéenne » : toute appropriation doit être juste, c’est-à-dire ne pas engendrer de privation outrancière vis-à-vis des tiers. Mais ce qui s’appliquait à l’époque est-il transposable dans un monde fini, soumis à l’aléa environnemental et à des inégalités croissantes ?


Cette interrogation sous-tend tout l’ouvrage de Pierre Crétois. Pour baliser sa réflexion, l’auteur évoque les droits résiduels de John Commons, les compossibilités de Leibniz, les droits distincts et relatifs du juriste américain Tony Honoré, les compensations financières imaginées par Thomas Paine et Jean-Jacques Rousseau pour dédommager les derniers arrivés sur un marché, la non-considération proudhonienne de la force collective et coopérative dans la rémunération des salariés, les inégalités génétiques de Hillel Steiner, les thèses d’Alfred Fouillée ou Léon Bourgeois respectivement sur la société propriétaire et la dette sociale ou encore la conception contractualiste de Rousseau, selon laquelle la propriété repose sur un pacte social qui ne peut ni être abusivement désavantageux envers l’une des parties ni inconciliable avec le bien commun. Pierre Crétois passe aussi par Elinor Ostrom, qui a questionné les formes juridiques de la propriété, ou par Wesley Newcomb Hohfeld, pour qui il existe des corrélatifs aux droits, lesquels demeurent en toutes circonstances relatifs et partiels.


La Part commune n’est pas seulement un essai dense et instructif, il parvient à vulgariser des théories philosophiques ou économiques parfois considérées comme hermétiques. C’est en les soumettant au jugement du lecteur que Pierre Crétois pose, pierre par pierre, une critique argumentée de la propriété privée. Ainsi, au penseur libertarien Robert Nozick jugeant les inégalités normales dès lors qu’elles reposent sur des mécanismes de marché acceptés de tous (par exemple, une star s’enrichissant en remplissant un stade, personne ne forçant par ailleurs les spectateurs à acheter leur ticket), Pierre Crétois rétorque que l’acte d’achat est avant tout mû par le plaisir et ne vaut pas caution pour tout ce qu’il supporte : travail des enfants, exploitation des salariés, etc. Il souligne les abus de droit, pense le revenu de base comme un dividende sur le patrimoine commun, oppose le handicap, l’éducation ou la génétique au seul mérite personnel, que John Rawls et Friedrich Hayek relativisaient eux aussi.


Pierre Crétois en vient progressivement aux conclusions attendues : liberté et justice s’avèrent incompatibles avec la propriété absolue, le droit règle les situations de propriété en les déconstruisant selon une série de normes, le laisser-faire est souvent extrêmement favorable aux rentiers et aux spéculateurs (l’exemple du prix du grain manipulé par les riches commerçants accapareurs) et très peu aux salariés ou aux populations les plus vulnérables, le propriétaire prend place au sein d’écosystèmes sociaux dont il faut tenir compte… Comment dès lors répondre aux défis que pose la propriété privée ? En mettant en place un accès universel et gratuit aux biens d’accomplissement, en démocratisant l’accès aux fonctionnalités des objets par le partage (la propriété compte moins que l’usage), en déréifiant les biens, en combattant les externalités négatives et en promouvant un équilibre éthique ou une régulation étatique. C’est en confrontant les intellectuels et en exemplifiant leurs théories que Pierre Crétois mène le lecteur vers ces propositions qu’il serait bon d’imposer dans le débat public.


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Cultural_Mind
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le 5 oct. 2020

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