Préface de Catherine Audibert

A la différence de Freud et de ses écrits sur la solitude, lesquels mettaient en scène la séparation physique de l’enfant d’avec sa mère, Winnicott cherche à comprendre l’expérience de la solitude chez l’enfant accompagné de sa mère. Plutôt que l’angoisse ou le désir d’être seul, Winnicott cherche à déconstruire les mécanismes qui permettent à l’enfant d’être seul psychiquement tout en étant accompagné physiquement, il préfère parler d’aptitude à la solitude. Ainsi, avec la capacité d’être seul, Winnicott met en lien étroit l’enfant, la mère et l’environnement. Il interroge la capacité de la mère à permettre à l’enfant de jouir de son être-seul, d’expérimenter « l’orgasme du moi ». Il s’agit donc d’une présence particulière à laquelle s’intéresse Winnicott, une présence capable d’instaurer des « aires de solitude ». Alors que Freud tente de comprendre la solitude par l’absence physique de la mère, Winnicott préfère dégager les mécanismes par lesquels l’enfant « absentise » la mère de son esprit. De plus, contrairement à Freud, Winnicott est un fervent défenseur du besoin d’isolement. En effet, les canons de la relation thérapeutique freudienne s’articulent autour d’une parole sans limites.

La capacité de l’enfant à être seul traduit sa maturité affective autant qu’elle est la base à partir de laquelle s’élabore la solitude. A ses débuts, l’enfant n’a pas conscience de son unicité et de sa solitude, il est immature. La « mère suffisamment bonne », celle qui est plus qu’elle ne fait, va être le support de l’enfant pour compenser son immaturité. Elle permettra à l’enfant de faire l’expérience de sa solitude et de son omnipotence. Ainsi, l’absence physique de la mère sera d’autant plus supportable que l’enfant aura développé la capacité d’être seul auprès d’elle. Cette « relation à un » (p. 15), de l’individu avec lui-même, le fera être. « En ce sens, être seul équivaut à être » (p. 15). Le noyau de l’être, le self chez Winnicott, est le produit des processus de soins maternels continus (le holding, le handling, l’object presenting). Ce processus va permettre à l’enfant « de rassembler ses morceaux pour en faire une totalité » (p.16), accéder au sentiment réel d’être et d’être réel. Winnicott, à partir de la notion de self, défend l’idée d’un noyau de solitude présent en chaque être, un élément de non-communication permanente. Ce noyau personnel correspond au vrai self qui ne communique pas avec les objets perçus et ne doit être influencé par l’environnement. Il faut donc être deux pour pouvoir être seul et l’individu mature sera celui qui protège son noyau de solitude sans rompre avec lui-même et avec les autres.

Lorsque la mère ne respecte pas le besoin de l’enfant de faire l’expérience de sa vie personnelle, la capacité d’être seul est entravée. Les situations où les besoins de la mère recouvrent ceux de l’enfant ou lorsque le regard de la mère est vide et que l’enfant prend en charge l’humeur de sa mère constituent autant d’entraves à la capacité d’être seul. Pour Winnicott, le faux self est une stratégie de conformité pour protéger le vrai self, c’est-à-dire une réaction à l’environnement plutôt qu’une existence réelle. L’incapacité d’être seul peut générer des « angoisses primitives » et fait naître deux types de besoins : la dépendance à l’autre (l’exclusion de la solitude) ou l’isolement (le repli sur soi comme refuge). Les éprouvés de solitude correspondent aux expériences traumatiques de solitude du sujet et, dès lors qu’ils sont réactivés, produisent des stratégies protectrices « cherchant à restaurer un sentiment ou une sensation de continuité d’existence » (p. 23). Les addictions, par exemple, peuvent être interprétées comme des tentatives d’autoconservation du corps et de la psyché qui dévoilent la recherche d’une solitude nécessaire, un vide indispensable à l’être-seul, condition préalable de la capacité de solitude. Ces conduites font preuve du besoin de maturation chez le sujet, son aspiration à sortir de la dépendance, à découvrir le sentiment d’être.

Pour Winnicott, la cure analytique nécessite une qualité de présence de la part de l’analyste. Ce ne sont pas tant les interprétations qui agissent d’abord sur le sujet que les communications non verbales (tact, qualité d’être, restauration de la confiance en l’environnement). Ainsi, l’exactitude des interprétations est moins importante que la volonté de l’analyste de venir en aide, à s’identifier à son patient. L’interprétation reste cependant capitale puisqu’elle donne au patient le sentiment d’être physiquement soutenu. L’interprétation doit être délivrée au moment opportun car son incompréhension par le sujet pourrait le détruire. Le rôle premier de l’analyste, pour Winnicott, est de fournir des « structures de holding » (p. 28). Le patient détient toutes les réponses à ses maux face à un analyste « suffisamment bon ». Le processus analytique est donc un « jeu » par lequel le patient trouvera seul les clés de sa maturation. Tout l’enjeu de la relation est de ne pas « violer » le noyau isolé inhérent à chaque être, « du besoin de l’individu d’être secrètement isolé » (p. 31). De façon générale, l’individu doit d’abord être capable de solitude avant que l’analyse ne puisse s’attaquer aux processus névrotiques. La guérison de l’incapacité à être seul se fait donc à deux. La question du transfert dans la cure analytique est omniprésente de ce point de vue. Winnicott considère ainsi que l’analyste, pour guérir l’incapacité d’être seul de l’autre, doit d’abord s’interroger sur sa propre solitude. « Dans l’espace de l’analyse, il y a deux êtres seuls, dont l’un doit suffisamment apprécier sa solitude pour que l’autre n’en soit plus terrorisé, voir annihilé. » (p. 34). La solitude de l’autre entre nécessairement en résonnance avec celle de l’analyste qui, par la compréhension de sa propre solitude, pourra encourager le patient vers la voie de la capacité à être seul. Comme la mère qui respecte les moments de solitude de l’enfant, l’analyste respectera le self secret de son patient en instaurant des aires de solitude. Winnicott préconise alors une qualité de présence palliant au silence de l’analyste. Le silence thérapeutique n’intervient que plus tard, lorsqu’il structure le patient et lui permet d’accueillir son propre silence, sa propre non-communication « qui signe l’apparition du vrai self » (p. 37). La non-communication du patient est, ici, positive puisqu’elle authentifie la capacité du patient à s’extraire de la présence de l’analyste, sa capacité à être seul. L’analyste doit, lui-même se faire silence, pour que le patient « puisse être tout à son être-seul » (p. 39). Par ailleurs, l’analyste doit faire preuve d’adaptation aux besoins du patient afin que celui-ci ne transfère pas le rôle de la mère décevante, celle qui n’a pas suffisamment veillé sur son noyau de solitude.

La capacité d’être seul (1958)

Winnicott souhaite s’attarder sur les effets positifs du silence dans la relation thérapeutique, signe de maturité du sujet puisqu’indicateur de sa capacité à être seul tout en étant accompagné. Alors que le complexe d’Œdipe nécessite de penser une relation triangulaire et la relation de l’enfant avec sa mère (avant qu’aucune qualité propre la différenciant du père ne lui ait été attribuée) une relation à deux, Winnicott veut penser la relation à un. En fait, la relation de l’individu avec lui-même peut soit s’élaborer dans les premiers moments de la vie soit dans le développement individuel après l’établissement de la relation à trois. Winnicott souhaite s’intéresser aux premiers moments de la vie où l’individu est capable d’être seul puisque cette capacité constitue la base de l’élaboration de la solitude. Le fondement de cette capacité repose sur l’expérience d’être seul en présence de quelqu’un d’autre. Ce type de relation, Winnicott la nomme « relation au moi ». Il s’agit d’une relation dans laquelle un ou les deux sujets sont seuls et sont pourtant en présence l’un de l’autre et cette présence importe aux deux sujets.

Pour exemplifier son propos, Winnicott décrit la solitude d’après le rapport sexuel. Les deux partenaires sont alors seuls et heureux de l’être parallèlement l’un à l’autre. Pour l’auteur, la capacité d’être seul est « fondée sur l’aptitude à affronter les sentiments suscités par la scène primitive » (p. 52). L’excitation du coït des parents est perçue ou imaginée et, lorsque l’enfant est en « bonne santé », acceptée. A travers un rapide exposé de son point de vue sur cet exemple, Winnicott nous permet de considérer que la capacité d’être seul correspond à la maturité affective de l’individu.

Cette capacité d’être seul repose sur l’intériorisation du « bon objet » dans le psychisme de l’individu. L’intériorisation du bon objet permet à l’individu d’avoir confiance, au moins temporairement, dans le présent et l’avenir. La maturité et la capacité à être seul impliquent que l’enfant ait bénéficié de soins maternels suffisamment bons qui ont bâti sa confiance en un environnement.

L’aptitude à la solitude trouve ses fondements dans la capacité à être seul en présence de quelqu’un, la mère. A un stade très primitif, l’immaturité de l’enfant est compensée par le support du moi qu’est la mère. Une fois intériorisé ce support, l’enfant devient capable d’être seul « sans recourir à tout moment à la mère ou au symbole maternel » (p. 55). L’enfant intègre donc que la présence de la mère est ininterrompue quoiqu’elle ne soit pas physiquement présente, il peut donc jouir de sa solitude. De la capacité d’être seul découle la découverte de sa vie personnelle par l’enfant. Ce temps permet à l’enfant d’exister sans être « activé » de l’extérieur. La relation au moi est donc essentielle pour que les pulsions instinctuelles soient signifiantes. L’enfant ressentira les sensations comme réelles, elles s’intégreront à l’expérience personnelle. « Graduellement, l’environnement qui sert de support au moi est introjecté et sert à l’édification de la personnalité de l’individu, si bien que se forme une capacité d’être vraiment seul » (p.65).

De la communication et de la non-communication (1963)

Winnicott revendique ici le droit à la non-communication « contre le fantasme angoissant d’être exploité à l’infini » (p. 70). La capacité de communiquer est étroitement liée à la relation d’objet. De l’objet d’abord comme phénomène subjectif, celui-ci devient un objet perçu objectivement. Winnicott décrit donc un processus par lequel le nourrisson s’adapte au principe de réalité. L’enfant crée l’objet plus qu’il ne le trouve mais pour qu’il le soit, il doit être trouvé. Du point de vue de l’objet, les « non-satisfactions » sont plus efficaces pour faire passer l’objet du subjectif au perçu objectivement. La valeur de la satisfaction tirée de l’objet augmente dès lors que l’objet se présente sous forme d’obstacle, c’est-à-dire qui n’élimine pas l’extériorité de l’objet. Par ailleurs, les carences de l’environnement du nourrisson ont une valeur positive puisqu’elles lui permettent d’haïr l’objet qui est susceptible de ne pas le satisfaire complètement. Ceci confronte le petit enfant à l’existence d’un monde non-moi. Winnicott considère que le refus de l’objet est l’une des expériences majeures de ce processus de création de l’objet.

La relation objectale permet d’enrichir l’étude de la communication puisqu’il « se produit tout naturellement un changement dans le but et dans les moyens de la communication lorsque l’objet se transforme et le subjectif est alors perçu objectivement dans la mesure où l’enfant abandonne progressivement la sphère de l’omnipotence en tant qu’expérience vivante » (p. 79). Ainsi apparaissent deux éléments nouveaux : l’utilisation par l’individu des modes communication avec le plaisir concomitant, le self de l’individu qui ne communique pas (le noyau personnel du self). Par ailleurs, l’enfant établit deux types de relation : la relation à la mère-environnement et la relation à l’objet (la mère-objectale). D’un point de vue psychopathologique, Winnicott considère que lorsque l’enfant entretient une non-communication active avec ce qui est perçu objectivement, il engage son faux self tandis qu’il engage son vrai self dans ses relations aux objets subjectifs, une communication « en cul-de-sac » (p. 83). La problématique est alors que la communication avec le monde qui s’établit par le faux self n’est pas éprouvée comme réelle puisque, précisément, elle n’engage pas le noyau du vrai self. Il s’agit d’une schizophrénie infantile. Pour les sujets ou pathologie et santé se mélangent, la communication secrète avec des objets subjectifs qui portent en eux le sentiment du réel équilibre la communication associée à des relations objectales fausses ou « fondées sur l’obéissance » (p. 84). Pour les personnes dites normales, Winnicott postule l’idée que les relations et les communications ayant une signification sont silencieuses, qu’elles ont valeur positive dans l’établissement d’un sentiment de la réalité. Il postule donc une non-communication saine.

Aux premiers stades du développement affectif de l’homme, la communication silencieuse concerne les objets subjectifs. Cela tient à la projection, par l’enfant, de la réalité psychique intérieure si bien que les objets concernés sont des objets subjectifs.

En fait, Winnicott considère que « chez l’individu bien portant, il y a un noyau de la personnalité qui correspond au vrai self de la personnalité morcelée » (p. 92) c’est-à-dire une part de communication silencieuse avec des objets subjectifs. Ce noyau ne communique jamais avec les objets perçu objectivement, il n’aurait en quelque sorte aucun intérêt à le faire, il constitue le noyau d’un monde intellectuel. « Chaque individu est un élément isolé en état de non-communication permanente, toujours inconnu, jamais découvert en fait » (p. 92).
TimotheTrompesa
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le 14 mars 2013

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