L’œuvre du nouvelliste prolifique qu’a été Zola souffre de l’ombre portée de la fresque des Rougon-Macquart. Elle est pourtant essentielle dans la compréhension de l’auteur, puisqu’elle met au jour la plus grande partie de son activité, celle d’un chroniqueur talentueux, critique artistique et auteur de fictions à succès dans les journaux. Ne mentionnons que ses contributions au Messager de l’Europe russe, dont les lecteurs, en bons aristocrates, raffolaient de sujets français… et n’étaient pas insensibles aux articles à sensation.


L’Inondation est l’une des nouvelles qui y connut le jour, qui fait parvenir à l’empire d’Alexandre II la chronique des récentes dévastations qui avaient ébranlé le Midi français. Zola y force sur le dramatique, tout en équilibrant ces traits lyriques par l’inscription de son récit dans le cadre du réalisme naturaliste – l’étude du comportement humain face à son milieu, grossièrement.
Les ressorts narratifs sont sommaires, propres au fonctionnement efficace de la nouvelle : un Eden terrien où prospère la famille du narrateur, vieillard heureux, ayant plus de foi en la terre et le soleil qu’en Dieu, mais ne négligeant pas ses devoirs religieux ; Eden voué à la dévastation du déluge. Bien sûr, la forme de la nouvelle implique une finesse moindre que celle que permet le roman, amenant ici une vérité unique et rodée, celle du vieillard narrateur. Mais cette forme contraignante s’avère tout à fait restrictive, quand elle accorde un règne total à la conception du monde selon le grand-père, et que cette autorité interdit la "polyphonie" de la littérature, principal moteur de l’intégration pleine du lecteur dans le chant complexe et divers du texte.


Aussi, l’Inondation fait part d’une certaine surcharge narrative. Passée la situation initiale, le récit de la montée des eaux et des dévastations qu’elle entraîne occupe toute la scène. L’action met le lecteur en haleine, à mesure que la description rythmée saute d’une situation dramatique à l’autre, fouillant dans les épaves du village englouti pour en tirer les accidents les plus poignants. Il est à rappeler que Zola s’appuie là sur des faits réels, des témoignages directs de la catastrophe ; il est une sorte de reporter qui se permettrait une certaine marge de "fictionnalisation". On pourrait, en allant trop vite, dénoncer de la grossièreté, voire de la gratuité, dans la peinture des morts spectaculaires que demande ce rythme de narration.
Ici, l’on pourrait rapprocher la nouvelle du fait divers, en donnant comme double au roman l’article d’un journaliste d’investigation, plus fin. Décontextualisé, le fait divers tend vers le formidable ; il est total, immédiat, et n’appelle à aucune mise en relief face à l’implicite de la réalité. Son style d’écriture y accentue les traits pathétiques, et il ne peut faire sens que lorsqu’il est érigé en métaphore, en exemple autoritaire – cela a eu lieu, ce qu’on en tire est donc forcément vrai.


Mais c’est aller trop vite en besogne que d’accuser Zola de facilité, et oublier de mettre l’Inondation en rapport avec le reste de son œuvre. Si la nouvelle seule ne présente aucune originalité transcendante, ses thématiques sonnent d’un écho particulier. Le topos de la catastrophe spectaculaire renvoie, ici aussi bien que dans Germinal, aux hantises macabres de l’auteur, qui voyait le drame – sourd, aveugle, mais fatal – se profiler à chaque instant dans l’opacité de la vie quotidienne. L’eau elle-même est figure du hasard de la vie, riante et fécondante dans les campagnes, épouvantable et d’une raideur minérale quand elle sort de son lit.



« Derrière les fuyards, entre les troncs des peupliers, au milieu des grandes touffes d’herbe, nous venions de voir apparaître comme une meute de bêtes grises, tachées de jaune, qui se ruaient. De toutes parts, elles pointaient à la fois, des vagues poussant des vagues, une débandade de masses d’eau moutonnant sans fin, secouant des baves blanches, ébranlant le sol du galop sourd de leur foule. »



Aussi l’image du Déluge est-elle particulière : ici, nul Salut pour les hommes ; les eaux détruisent mais ne sauvent rien. Les derniers paragraphes prolongent encore le drame, accordant la survie au narrateur, mais seulement pour lui permettre de contempler son pays détruit, et de pleurer sa famille décimée, le laissant hagard, mendiant parmi les réfugiés sur une terre infertile.


L’Inondation souligne la souplesse de l’œuvre de Zola, et révèle en partie les écarts féconds qu’il se permettait à l’égard de sa propre théorie littéraire. Le symbole apocalyptique que constitue la catastrophe naturelle est un exutoire aux cauchemars sépulcraux de l’auteur, qui, bon gré, mal gré, dans la conservation des formes naturalistes, frôle les marges de l’esthétique fantastique.

Verv20
6
Écrit par

Créée

le 22 août 2018

Critique lue 1.3K fois

2 j'aime

2 commentaires

Verv20

Écrit par

Critique lue 1.3K fois

2
2

D'autres avis sur L'inondation et autres nouvelles

L'inondation et autres nouvelles
mavhoc
7

Drame absolu

L’Inondation est un drame. Voilà, c’est dit. Dans cette nouvelle, Zola réalise quelque chose qu’il adore : la désolation totale d’une situation, l’échec successif des espoirs possibles. Présentant...

le 22 févr. 2024

Du même critique

Odyssée
Verv20
6

L'Olivier déraciné

Il est si loin de ses parents, le héros aux mille ruses ! Ilion détruite, – puisse son nom périr après elle – il s’en revenait sur la mer infertile ; mais les Immortels peuvent tout, et leur colère à...

le 17 août 2016

11 j'aime

6

Liz et l'Oiseau bleu
Verv20
8

Ton attention me touche

Que pourrait-on imaginer de plus délicat que quelques mots, toujours les mêmes, qui d’un matin à l’autre ont changé de couleur, puisque nos yeux se sont ouverts sur eux ? Pour accompagner la...

le 19 avr. 2019

10 j'aime

Les Mots
Verv20
7

Cet enfant est un salaud

D'un style limpide et foisonnant, de prime abord, Les Mots surprennent. Quelle place pour cette autobiographie des quatre à onze ans du philosophe dans son œuvre ? Ce que l'on connait avant tout de...

le 17 janv. 2018

10 j'aime

9