Œuvre singulière, discrète, inachevée, L'Identité de la France ne brille pas du même éclat que son illustre ainée, La Méditerranée au temps de Philippe II. Sous cette vague immense, pouvait-elle être plus qu'une algue dans le reflux ? Le projet braudélien pourtant s'y bâtit avec force et minutie, dans la roche des siècles empilés, sur la charpente sûre des études quantitatives en plein âge d'or. Mais au seuil de l'édifice, tradition et modernité semblent se disputer la dédicace. Tradition d'abord, car Fernand Braudel se pique d'écrire une Histoire de France, or qui n'a déjà utilement sacrifié sur l'autel de cette vieille rengaine ? Il n'est aucun champ plus labouré en effet que celui où l'auteur vient planter son sillon, point de charrue à reprendre là où Michelet, Lavisse, Tocqueville et tant d'autres ont laissé les leurs. Modernité malgré tout, car ce lieu commun de la monographie est tout entier remodelé dans l'âpre fourneau de l’École des Annales. Fernand Braudel appréhende sa matière avec la diversité d'angles qui fait le sel de son époque et du courant intellectuel dont il est lui-même tête de pont. La question de « l'identité » en ressort comme libérée de ses fardeaux, de ses vieilles lunes, de ses grands évènements et de sa pompeuse statuaire. Recherchée dans les strates du temps, dans une géographie souillée de multiples signatures humaines et dans le travail consubstantiel des masses, elle reste silhouette à peine esquissée, mouvante, une mosaïque ne figurant point de visage aimable et familier. L'identité française est en fait une vaine question, un faux problème. Les historiens de la IIIe République ont cru bon naguère de jeter ses fondements en Gaule révoltée ou sous le règne de Clovis baptisé, grand bien leur fît. Fernand Braudel, en décelant ses premiers palpitements au IIIe millénaire avant notre ère, fait ricaner les grands dolmens au nez des tombeaux mérovingiens...


Nous le devinons au fil des pages, l'auteur ne marche pas vers une destination qu'il tiendrait à l'avance pour certaine. Seul compte de battre une foule éperdue de sentiers. Dans son premier tome, Espace et Histoire, c'est une « France nommée diversité » qui attire ses premiers regards, où la géographie distribue sa part souveraine de privilèges et de soufflets. Les pays intérieurs défilent sous une plume attentive, de la Gascogne au bassin du Rhône, des craies champenoises aux pâturages de Beauce, des plaies montagneuses où jaillit l'argent des fleuves aux embouchures maritimes où la ruée des limons gonfle les grèves. C'est un espace protéiforme qui se présente à nous, produit des influences profondes qu'y ont exercé les sols et les sous-sols, les reliefs et les climats, les migrations humaines enfin qui, d'Europe orientale et de Méditerranée, ont croisé leurs flux concurrents. À l'intérieur, un conglomérat disparate de microcosmes agrégés bien difficiles à dégrossir, où les grands ensembles se composent et se recomposent indéfiniment selon les lunettes chaussées par l'auteur. Une France double du point de vue des dialectes, Nord d'oïl et Sud d'oc que partage une ligne fusant des Alpes à l'Aquitaine. Triple du point de vue des modèles familiaux d'après les travaux de Gabriel le Bras et Emmanuel Todd. Plus diverse encore par tous ces micro-milieux qu'ont entretenu dans leurs permanences économique et culturelle des distances longtemps infranchissables, de celles qui ont barré la route aux guerres de Religion, défait les armées de Charles Quint aux portes de Marseille, soulevé les provinces contre monarchies et révolutions. De ce point de vue, les difficultés qu'eut l’État à se construire et s'imposer sont moins le signe d'une faiblesse intrinsèque du politique que des forces à l’œuvre au sein de ces unités préservées à l'ombre des siècles.


La géographie cependant n'explique pas tout, ou comme l'écrit Maurice Aymard, « entre l'espace et l'histoire, pas d'alliance mystérieusement conclue aux origines, ni de connivence secrète ». Une « cohésion » construite pas à pas surmonte lentement l'apparente diversité du pays. Le maillage des territoires urbains et l'interconnexion des populations en sont le principal moteur. La production et les échanges qui s'organisent au sein des villages, des bourgs et des grands centres, émancipent et soudent ces derniers par des relations d'interdépendance. Le labeur des hommes sur les champs, à l'atelier ou sur les tables des boutiques alimentent un dynamisme qui tend à affranchir les communautés des contraintes de leur milieu, en même temps que s'installe entre elles des hiérarchies tenaces. Une belle occasion pour Fernand Braudel de nous embarquer du côté de Roanne au XVe siècle, qu'étangs pestilents et plaines stériles menaçaient de lente agonie si la batellerie de la Loire n'avait amorcé son décollage miraculeux. Captant une part importante du trafic lyonnais, la ville trouve une voie qui l'arrache alors à sa pauvreté structurelle. Besançon, suivant le même phénomène, aurait paisiblement ronflé dans l'exploitation de son terroir si le banquier génois ne l'avait expulsée de son enclave jurassienne dès 1535, et ouverte au crédit européen. Nous pouvons en dire autant de Lyon, place importante du capitalisme naissant du fait de l'installation des nations florentines et lucquoise. Le déterminisme géographique est donc un leurre, brandissant mollement au-dessus des hommes une épée de Damoclès qu'ils peuvent à tout moment saisir. Et ce qui est vrai à l'échelon des villes l'est aussi à celui des États, ce qu'illustre le Rhône, longtemps resté « frontière naturelle » entre royaume de France et terres d'Empire, avant que l'annexion de la Provence ne la rejette au pied des Alpes, et avec elle une autre idée préconçue sur « la part du milieu ». Ce qui, aujourd'hui, semble aller de soi pour le Rhin demande pour le Rhône un effort d'imagination, car point de frontière « naturelle » qui ne soit en réalité le fait des hommes.


Dans cet espace complexe où des identités plurielles se créent, se heurtent et se mélangent dans l'arène des villes, il y a malgré tout Paris, et à travers elle l’État vorace, pieuvre inassouvie qui, dès le XIIIe siècle, s'écoule comme lave sur un territoire qu'elle prétend sienne au nom de la monarchie de droit divin. Si unité nationale il y a, elle part forcément d'elle mais demeure sur les régions comme une fine lamelle d'argile au-dessus d'un épais magma. De cela, Fernand Braudel parle mieux que quiconque : « Toute unité nationale est superstructure, soit un filet jeté sur des régions dissemblables. Le filet aboutit à la main qui le tient, à un centre privilégié. L'inégalité s'installe alors d'elle-même. Je me demande s'il y a eu, de par le monde, une seule nation qui ne soit pas dissymétrique ». Ce mot de « superstructure » est important, il est la transition vers le second volet de l’œuvre, Les hommes et les Choses, tout entier consacré à l'économie, puissante énergie structurante. Fernand Braudel y distingue justement deux gros ensembles : infrastructure et superstructure, agriculture et capitalisme. D'un côté mer immobile d'une paysannerie enracinée dans les âges, de l'autre folle écume du commerce et de l'usure, alchimie subtile du fixe et du volatile. Les premiers efforts consistent donc à dégager bon an mal an une définition de la paysannerie. Subtil exercice tant la frontière est poreuse entre ville et campagne, la première se développant de tout temps sur le produit de la seconde, qui la jouxte et l'enserre. Dans sa cage de pierre que remparts embrassent comme seconde peau, la race urbaine, l'universitas médiévale dont elle descend, n'a jamais l'autonomie suffisante pour ne plus lorgner sur l'expansion de son propre finage, acquérir lorsqu'elle en a les moyens le moindre hectare de champ, le moindre embryon de cheptel. La France, autrement dit, est le cœur battant d'une civilisation structurellement paysanne, et le restera très longtemps, jusqu'en 1945 peut-être, au seuil du grand bond technologique qui caractérise la seconde moitié du XXe siècle.


Commençons donc par le début, cette paysannerie d'antique mémoire, que l'auteur veut saisir d'abord dans ses aspects les plus généraux, quitte à frôler l'évidence, l'image d'Épinal. Cette paysannerie donc, c'est d'abord la partition des saisons qui règle son quotidien, monotone et régulier, jusque dans les intempéries que charrient parfois les caprices du ciel. Armée tantôt de bêche, de houe, de pioche sur les terres qui préconisent le seul travail des bras, la voilà soudain sur un bœuf attelé, traînant sur les grasses jachères du nord les socs des charrues. Le souci qu'elle a d'assurer sa subsistance, son logement et son habit la détermine vers une agriculture polyculturale où se ménage un fragile équilibre entre labours et pâtures, « entre son pain et celui des bêtes ». Au rythme des défrichements qu'une croissance démographique commande de siècle en siècle, le territoire se fixe progressivement dans le concert des champs, des prés et des bois. En 1859, nous dit l'auteur, le pays peut compter 29 millions d'hectares de terres cultivées, où le froment se taille encore une place de choix dans le grenier national. Ce sont des siècles de lente conquête sur un inculte farouche et de structuration laborieuse du parcellaire. Ce sont aussi des innovations étrangères lentes à germer dans cette France « ouverte aux quatre vents » mais si dure aux pratiques nouvelles. Maïs, pommes de terre, prairies artificielles mettront des décennies à marquer durablement l'espace cultivé, à briser les habitudes paysannes trop attachées au cycle immuable des assolements et au droit de vaine pâture, défendu bec et ongle contre la griffe des seigneurs. Une France ouverte donc, mais trop constellée, trop diverse, et dont les provinces « ne sont pas des vases parfaitement communicants ».


De cet ensemble terrien où semblent défiler encore les légions de Bacchus et de Cérès, trois piliers que sont l'élevage, la vigne et le blé. Fernand Braudel les aborde chacun dans un ordre séparé qui n'est pas sans rappeler les Géorgiques de Virgile, aggiornamento savant de la poésie pastorale. Sur les voies de l'estive où bergers cévenols battent les drailles, le pâtre scythe murmure à l'oreille des dieux, les leçons de Varron planent au-dessus des trois vignes françaises, et les laboureurs courbent l'échine sous le poids de sentences jupitériennes. Partout cependant, le blé domine, commande les joies et les angoisses des gens de peine, épuisent hommes et bêtes sur l'openfield picard, le bocage mayennais et la gaste provençale. Le pain garnit les tables des riches et des pauvres plus que tout autre denrée, et ce sont des prodiges d'efforts chaque jour déployés pour que fume et crépite la braise des fours communaux. Au XVIIIe siècle, le blé est à lui seul la moitié du revenu de l'agriculture. Pour lui, l'administration des Fermes Générales s'étoffe considérablement, l’œil attentif du percepteur y darde son avarice, les ravitaillements s'organisent de ville en ville, par monts et par fleuves. Qu'il vienne à manquer et le tonnerre des disettes sème ses ruines, excite partout l'insurrection et la révolte, la Jacquerie de 1356, les Bonnets Rouges de 1675, le pillage des greniers, la cruauté des intendants, la sauvagerie des soldats. Les progrès techniques qu'ont amorcés au XIXe siècle les fabriques de Roville et de Mac Cormick enterreront lentement cette vie ancienne, dont certains reliquats restent visibles encore aujourd'hui, si l'on plisse un peu les yeux.


À cette inertie paysanne, minerai profond de l'économie, s'oppose – mais ne s'en détache point - la superstructure tumultueuse. Ce sont d'abord les villes, auxquelles Fernand Braudel ne cesse de revenir, qui restent le cadre le plus important des échanges marchands et de la circulation monétaire. L'auteur y souligne le rôle pionnier des foires, première amorce d'une spécialisation économique faisant la part belle au commerce et à l'artisanat. C'est ensuite l'industrie et ses fabriques de modeste envergure, puis l'ère des grandes concentrations brassant des milliers de vies humains. Au sommet de la pyramide, le capitalisme, monopole d'un petit groupe. Le grand commerce en est la clé de voûte, un pied dans les échanges, un autre dans le crédit. L’État marche avec lui main dans la main, « le sert et se sert de lui ». Engoncé, gêné dans la thésaurisation que lui imposent d'abord les conceptions du colbertisme, le capital s'ouvre peu à peu, brise ses enclaves, ne se limite plus à la seule masse monétaire assoupie dans le coffre des banques ou sous le sabot des bêtes. La lettre de change sera le vaisseau-amiral de cette course à la modernité qui, passé les accidents funestes du système Law et des assignats révolutionnaires, aboutit au billet de banque qui nous est désormais si commun. L'histoire alors déborde les frontières françaises. Au gré des titres maniés et échangés, ce sont de perpétuels détours par l'Espagne castillane, Florence, Venise, Gêne, Londres, Amsterdam, autant de points-relais de cette « économie-monde » chère à l'auteur. Puis ce vertige qui nous propulse tour à tour dans la France des Compagnies de chemins de fer, celle des Trente Glorieuses, des guerres et des grands chambardements. À l'écart du bal furieux, la ruralité que nous croyions avoir perdu de vue, mais qui est toujours là, contractée, rabougrie, vidée de ses bras, de ses énergies d'antan, de ses souffrances et de ses bonheurs, plus productive que jamais, mais plus isolée qu'elle ne l'a jamais été. Nous ne réalisons pas toujours que nous vivons aujourd'hui sur ses cendres chaudes, et c'est finalement tout l'intérêt que je retiens de l'Identité de la France. Celui d'une reconnexion avec un monde si étranger, et pourtant si proche, dont les gestes et les mots se sont transmis pendant peut-être des millénaires, et qui ne sont plus aujourd'hui que des abstractions charmantes et bucoliques.

Pastoure
10
Écrit par

Créée

le 22 déc. 2023

Critique lue 11 fois

2 j'aime

Pastoure

Écrit par

Critique lue 11 fois

2

Du même critique

Paris nous appartient
Pastoure
3

Assertion contre-performée

En novembre 2015, France Culture se fendait d'un billet sur l'affiche du film de Jacques Rivette, sortie de derrière les fagots par les réseaux sociaux pour laver l'immonde souillure des boucheries...

le 23 mai 2022

4 j'aime

1

La Belle Équipe
Pastoure
8

Magie de la scène fée

C'est étrange cette capacité qu'ont certains films de frapper la mémoire par une ou deux scènes-clés. Au gré d'une réplique, d'un plan, d'un mouvement de caméra, tout le propos est là soudainement...

le 12 août 2023

3 j'aime

4

Régine-Catherine et Bonet de Lattes
Pastoure
10

De Ketouba en Sainte Union

Danièle Iancu-Agou, spécialiste des communautés juives médiévales, prête à la micro-histoire une étude réellement exceptionnelle. Son ouvrage capture la vie de deux personnages du commun, Régine...

le 16 avr. 2024

2 j'aime

1