Les frères Vaïner sont connus dans leur pays pour des polars ressemblant à ceux de Georges Simenon. Des romans écrits dans une veine classique, il suffit de lire 38, rue Petrovska pour s’en convaincre. L’Évangile du bourreau apparaît comme une œuvre à part dans leur bibliographie. Allez, osons sans retenue du terme de chef-d’œuvre.

Pouf ! Pouf !

L’Évangile du bourreau est un chef-d’œuvre. LE chef-d’œuvre des frères Vaïner.
Ouf ! Ça va mieux.

Longtemps resté secret (il a été écrit entre 1976 et 1980), L’Évangile du bourreau dépeint les entrailles de la terreur stalinienne via sa dernière grande purge décidée par le petit père des peuples. Le fameux complot des « blouses blanches ». Une épuration restée inachevée suite à la mort du dictateur. D’ailleurs, le roman commence sur cet événement décrit ici de l’intérieur. Une scène d’anthologie traduisant bien l’atmosphère paranoïaque du régime. Puis l’action effectue un bond dans le temps, à l’époque brevnévienne.

1979. Pavel Egorovitch Khvatkine se rappelle de son passé. Une succession de flash back atroce.
Mais de quel passé s’agit-il ? Celui du brave professeur de droit attaché à sa patrie, affligé d’une femme, une parfaite idiote à ses yeux, et d’une fille rebelle en passe de se marier à un étranger ?
Celui du fidèle serviteur de la Patrie, du Parti et du Saint-Patron : Joseph Djougachvili dit Staline ?
Celui de l’agent des services spéciaux de la Boutique ( le KGB ), parfait rouage en son temps de la machine répressive stalinienne, fier d’avoir contribué à faire tourner la roue de l’Histoire à l’envers ?

« Celle-ci [ la journée de travail ] commençait vers dix-onze heures du soir, ce qui était logique, puisqu’il avait bien fallu, en inversant la course du temps, mener à sa perfection l’idée que le monde marchait à reculons. »

Pour quelle raison ce passé resurgit-il, lui sautant à la face tel un diablotin surprise ? Est-ce le fruit gâté du remord ? Le cadavre d’une conscience remuant encore ?

« Personne n’est coupable. La vie d’alors est coupable, si la vie peut l’être. A quoi ça sert de savoir, on ne peut pas la recommencer, on ne peut plus rien changer. A l’époque non plus, on ne pouvait rien changer.
Rien de rien ! Ne fût-ce que parce que tout le monde acceptait le rôle qu’on lui faisait jouer. Bien sûr, Minka Rioumine et moi, nous préférions jouer le nôtre que celui dévolu au père Lourié. Mais il avait accepté. Comme tous ceux qui, assis sur les tabourets vissés au sol dans les coins des innombrables bureaux du cinquième étage de la Boutique, jouaient avec application leur rôle d’ennemis du peuple.
Ennemis d’eux-mêmes.
Les uns, après une première gifle bien placée, avouaient tout et balançaient tous les complices, même ceux dont ils avaient entendu le nom pour la première fois pendant l’interrogatoire.
D’autres résistaient, écumant de rage.
Mais personne ne disait : le monde est devenu fou, la vie s’est arrêtée, je veux mourir ! »

Non, bien sûr.
Khvatkine ne regrette rien. Il a joué son rôle sans zèle, sans passion, avec l’unique objectif de sauver sa peau. Il s’est débrouillé pour rester du bon côté de la distribution, torturant sans vergogne de pauvres bougres ayant juste le tort de figurer sur la mauvaise liste. Alors, les remords…
Non, tout cela c’est la faute de ce Machiniste. Ce clown grotesque surgi de nulle part. Ce pantin insaisissable lui renvoyant son passé en plein visage et qui maintenant le menace.

« Tu as déjà signé la décharge. Je te donne un mois. Après, c’est fini. Il faudra faire ton rapport. Tu es un cadavre. »

Roman au style hallucinant et poignant, L’Évangile du bourreau regorge de trouvailles textuelles dont je préfère citer quelques extraits de peur d’affaiblir leur fulgurance.

« Où étais-je ? J’aurai aimé le savoir. Sur ma montre Oméga, il n’y avait qu’une seule aiguille, coincée entre six et sept. Je restai longuement, sous un réverbère, à fixer l’étrange cadran invalide, jusqu’à ce qu’apparût la deuxième aiguille, rampant timidement sous la première. Salopes ! C’est qu’elles copulaient, ces deux-là ! De leur copulation naissaient les secondes. Et elles faisaient ça sur mon poignet, comme des insectes. »

Les frères Vaïner dressent également tout au long de ce roman le portrait sidérant de bourreaux et de victimes. Des trognes que l’on croirait échappées d’un tableau de Jérôme Bosch. Bien plus efficace que tous les discours anti-communistes, ils nous immergent dans les coulisses d’un système qui vise à annihiler toute opposition et toute liberté, plongeant le Parti et les habitants de l’URSS dans une épouvante permanente.

« Écoute Khvatkine, pour éviter que notre conversation d’ordre purement familial, voire intime, se transforme en séminaire du Parti, je voudrais te dire que notre patriotisme soviétique, c’est le sentiment naturel poussé jusqu’à l’absurde des liens de l’homme avec ses origines. C’est comme une sorte de complexe d’Œdipe, mais en beaucoup plus dangereux, parce que Œdipe, une fois qu’il a appris la triste nouvelle, s’est crevé les yeux. Tandis que vous au contraire, vous crevez les yeux de tous ceux qui voient l’infâme vérité. »

Bref, vous avez sans doute compris ce qu’il vous reste à faire. Prendre directement connaissance de ce roman dur, éprouvant et magnifique.
leleul
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le 26 août 2014

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