Je voudrais que la nuit me prenne, ouragan d’émotions

Je pense qu’on reconnaît un bon livre à sa capacité à s’immiscer entre le lecteur et sa vie, à sa capacité à s’accaparer le lecteur. Certains livres se grappillent distraitement, d’autres se dévorent fiévreusement. Plus rares, ceux qui forcent le lecteur à une halte. Ne le font pas butter, mais le retiennent, le hissent hors de toute urgence. Je voudrais que la nuit me prenne est indéniablement de ceux-ci. C’est un roman qui appesantit l’instant, un roman qui rend palpable chaque scène délivrée au lecteur. Qui vous fait ressentir tout le poids du monde. C’est une fièvre de l’immédiat.



Je suis morte il y a seize ans, le jour de mes huit ans. Depuis, je
vis dans la tête de mon père. Dans ses pensées. Là, je continue
d’être. D’être l’enfant de mes parents, d’être leur plus grande joie
et leur tourment. D’être la jeune fille que mon père ne peut
s’empêcher d’imaginer que je serai. Je suis là encore.



Je voudrais que la nuit me prenne raconte une enfance. Celle de Clémence, la narratrice. Mais rien n’est enfantin. Ni le ton ni la voix. Les mots d’adulte s’entrechoquent contre les mots d’enfant. Clémence semble être une mue qui traverse les âges, qui flotte sur la vie. D’elle on ne sait rien, si ce n’est sa vision du cocon familial. Une prison dorée, douillette. Aucune violence, aucune crispation. Mais aucun répit. Clémence est emprisonnée dans les souvenirs, dans les pensées. Enfermée dans les images, les sensations, enfermée dans mille et un visages. À force d’être emmurée, Clémence est partout. Un lierre qui rampe parmi les existences. Ce roman est un véritable labyrinthe narratif ; non pas pour sa forme de récit à tiroirs (ce n’est pas le cas), mais car il joue avec les focalisations pour embrumer le lecteur. Clémence semble tout savoir, tout connaître, être partout à la fois, en même temps. C’est dans l’ombre des choses que l’on saisit leur essence. Toutes les frontières s’amenuisent, jusqu’à disparaître. Jusqu’à ne plus tenir à distance le lecteur. Nous sommes le corps, Clémence la voix.



Ce que je suis amené à penser de ce que mon père pense, tout est
poreux. Et je suis là encore. Je suis quoi, je suis qui ? Une
ébullition du passé.



Les mots se déversent en nous comme des torrents de lave, encore incandescents après des siècles, encore plus sourds de puissance. Ils mettent à terre et nous envolent. Et on commence à se demander qui est véritablement Clémence. Est-elle encore vraiment vivante ? Se suffit-elle à une voix ? Son corps, calciné par les émotions, où demeure-t-il dans le récit ? Et derrière la lumière et la joie se tapit une noirceur mélancolique. Venue d’on ne sait où. Mais qui ne partira pas, on le sait. On ne le devine pas, ça s’impose. Le souffle coupé, on se glisse dans l’intimisme de l’histoire comme on se glisserait dans une chambre par une porte entrebâillée. On avance, penaud. Malhabile. Chaque page abreuve d’une nouvelle gorgée de tension. Tout est dit joliment. Mais les mots enrobés de tendresse et de douceur trahissent bien plus qu’ils ne bercent.


Isabelle Desesquelles réussit avec brio à construire un roman porté par la seule voix poétique de la narratrice. Ce n’est pas un souffle romanesque qui traverse cette histoire, c’est un souffle haché, haletant, qui la fait pulser au plus près de nous. Comme un dernier souffle de vie, toute l’histoire de Clémence se déverse en un flot inarrêtable. Et pour arriver à un tel résultat final, quel travail il y a derrière ! Ce n’est plus du brio, c’est de l’orfèvrerie.



Je découvre qu’avec la mémoire les lieux peuvent être des gens, un
paysage devient un unique amour, et une vieille bâtisse une jeune
fille. Ses pierres sont des veines, ses lauzes sont une chevelure, et
l’air qui la traverse une respiration.



Je voudrais que la nuit me prenne est plus qu’un récit, c’est une énigme. On avance dans le livre à tâtons, recherchant les mots comme des flambeaux. Il évoque la mémoire, l’importance des souvenirs les liens indéfectibles et leur ambiguïté, il dit tout ce que les silences dissimulent. Il voit la vie se dérouler, glisser sur les êtres. Je voudrais que la nuit me prenne est un œil hypersensible sur le monde, sur nous-mêmes.


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le 15 sept. 2018

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