Je suis Jeanne Hébuterne : deux ombres incandescentes, une seule passion

Depuis quelques années maintenant, j’ai une passion toute particulière pour Modigliani. Ses portraits, étranges et mélancoliques, me touchent et m’intriguent. Si un tableau de Modigliani se trouve dans un musée où je suis, je vais tout faire pour y passer devant plusieurs fois. Et quand un livre parle de lui, je ne peux me résoudre à l’ignorer. J’avais vaguement lu le résumé de ce livre, j’ai vu qu’il parlait de Modigliani, j’ai su qu’il allait m’intéresser. Mais ça, c’est le sujet. Combien de livres abordent des thématiques qui nous passionnent, mais nous laissent indifférent ou consterné. Ça aurait pu être le cas avec Je suis Jeanne Hébuterne, mais ça ne le fut pas. De sujet passionnant, ce livre s’est transformé au fil des pages en un roman haletant et dévorant. Une belle réussite !


Jeanne a dix-huit ans, vit chez ses parents, étudie la peinture à l'Académie Colarossi. Une vie simple de jeune bourgeoise, peu ébranlée par les contingences matérielles. Un jour elle voit une masse s’approcher, dans les escaliers, puis se transformer en une silhouette d’homme. Écharpe rouge à grosses mailles de laine, pantalon, gilet et veste de velours marron. Il est élégant, mais tout maculé de peinture jaune. Et sous des sourcils fournis perce un regard noir impérieux. Elle a fait la rencontre d’Amedeo Modigliani. Elle est foudroyée sur place. D’abord par son regard, puis par la passion. Celle-ci même qu’elle a toujours voulu fuir. « D’habitude je fuis l’amour.
Qu’un homme m’approche, vante ma peau diaphane et les nattes cuivrées qui descendent à mes genoux, et je lui tourne le dos. » Conditionnée par son frère et ses parents, ce qu’elle sait de l’amour est surtout sa fugacité et ses chagrins. Ses travers et ses malédictions. L’inconstance des sentiments, Jeanne ne l’a jamais expérimentée, non, elle l’a lue dans les romans. Elle aime converser avec les statues, « les bronzes monumentaux de Rodin comme les reines sans lustre du jardin du Luxembourg. » Mais cet artiste l’a déjà animée d’une chose brûlante et vibrante. Ces sentiments malades, elle n’en veut pas, elle veut les jeter au loin, les éteindre. Elle détourne désormais son chemin pour ne plus croiser cet artiste bohème qui la transperce, évite soigneusement les lieux qu’il fréquente. Le silence de sa famille et l’amour pesant de son frère l’ont faite esquiver ce « bandit ». Mais aussi sa peur de l’incandescence, tenace au ventre, encore plus à l’esprit. Des hommes elle ne connaît rien, mais ne veut pas plus en connaître. Tout amour se finit dans le malheur. Et de toute façon, comme fera-t-elle pour faire accepter ce Modigliani à sa famille ? C’est peine perdue. Son frère ne considère que les peintres classiques. Chardin, Rembrandt. Il allait dans les salons, dans les galeries de la Rive droite, mais en revenait muet. Comment pourra-t-il tolérer un peintre qui déforme l’esthétisme ? Un peintre qui s’élève contre les bourgeois encalminés dans leur chemise de nuit. Un peintre qui plus que la gloire, cherche à déchoir le monde.


« Parfois, la nuit, mes poumons et ma bouche s’emplissent d’un flot salé dont le goût morbide persiste plusieurs heures après mon réveil. De quels tréfonds viennent ces pensées ? Dans quel abîme se logent-elles ? Je les fuis, mais elles persistent. Je me tâte, me retourne, guette une présence, à droite, à gauche. Je cours, mes jambes me dérobent. Parfois, je tombe à genoux. Je voudrais disparaître. Disparaître. »


D’une plume incisive, Olivia Elkaim expose à vif l’histoire d’une passion, d’abord réprimée puis pleinement consommée. Elle fait apparaître une Jeanne désemparée face à la vie et ses surprises, comme un chat apeuré, mais à la fois attiré par l’inconnu. Une Jeanne fébrile, qui découvre le Paris de la nuit, Montmartre et ses artistes. Soutine, Picasso, Apollinaire, Kiki de Montparnasse, le Bateau Lavoir. Une Jeanne qui va vivre le nez dans l’écharpe de Modigliani. La romancière mêle les pensées soudaines de Jeanne, ses réflexions aux les évènements qui la feront quitter son cocon familial pour rejoindre Modigliani. Dans ce roman, tout semble être en désordre, tout semble s’entrechoquer. Le lecteur est soumis aux impulsions de Jeanne. Il tâtonne, s’emmêle dans le style tentaculaire d’Elkaim, cherche l’éclaircie et arrive finalement une bouffée. Cette lecture déroute. Mais tout se met en place et l’histoire avance, par soubresauts, nous emporte. Mais c’est aussi un beau texte sur la création et sa proximité avec la passion. Amenées en filigrane, toutes les figures du Paris artistique de l’époque traversent ce roman et alimente par un ou deux mots les questions que se pose Jeanne sur sa propre pratique artistique ou celle qu’elle observe chez Modigliani. L’écriture d’Elkaim déstabilise parfois, car elle se veut directe en tranchant dans l’immédiat, mais se fait cristalline à l’approche de la fin des phrases, de la fin des séquences, des chapitres. Elkaim prend des blocs de texte qu’elle taille pour donner forme à un roman où les pensées de Jeanne claudiquent, déboussolées. Une histoire aussi traversée par la voix du frère. Suivie par l’ombre de Modigliani et Jeanne. Un livre entre fuite et imminence.


https://eterneltransitoire.wixsite.com/eterneltransitoire/single-post/2018/09/08/je-suis-jeanne-hebuterne-deux-ombres-incandescentes

qP1
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le 15 sept. 2018

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