La complémentarité parfaite : les dessins de Boucq, portraitiste psychologique imbattable, et la relation de chaque étape du procès de la tuerie de Charlie Hebdo par Yannick Haenel, qui fait vraiment œuvre d'humanité en essayant d'analyser avec la plus grande sincérité les remous que les débats judiciaires ont provoqué chez lui. Car il s'agit de rendre compte fidèlement du déroulement de ce procès-fleuve, mais aussi d'interroger ce qui, en l'être humain, relève de l'humain et ce qui relève de la barbarie ou de la monstruosité. Sans condamner a priori, sans rejeter la faute sur l'un ou l'autre, mais en écoutant, et en regardant. C'est-à-dire en mettant à contribution nos méninges et notre cœur, quand certains se contentent de leurs tripes et de leur moelle épinière. Le recueil soigné que les Echappés en tirent est un modèle d'intelligence, dans les deux sens du terme. Et puis c'est un bel objet, avec une mise en page soignée et un papier qui donne envie de tourner et retourner les pages dans tous les sens. Bref, là encore, le cœur de ses concepteurs apparaît, celui qui se met tout entier à l'ouvrage. Au fil des pages, on s'indigne, on s'émeut, on compatit, bref, on touche du doigt l'essence de notre condition, celle qui élève et ne se réjouit pas de voir ses contemporains à terre. Ceux qui défilent devant nous, touchés dans leur âme par les massacres de 2015, ressuscitent notre dignité d'êtres humains. Les autres se défilent, atermoient, nient, mentent et s'agitent, mais les auteurs leur conservent cette dignité dont on dirait qu'eux-mêmes n'ont jamais pleinement conscience. Sans scinder l'humanité en deux camps opposés, comme il est toujours si facile de le faire, ils s'intéressent à elle vraiment, intensément, et nous livrent un récit qui dépasse à chaque page le simple commentaire, parce qu'il palpite des enjeux essentiels qui nous préoccupent tous, même ceux qui les trouvent trop importants pour s'y impliquer vraiment. Je ne saurais quelle page recommander le plus, mais il y en a une qui résonne plus fort encore que les autres : celle qui s'interroge sur la nature du terrorisme et qui, le décrivant, m'a évoqué notre existence, tout simplement, soumise à un arbitraire qui nous dépasse tous. Qui sait en se levant le matin quelle main implacable va le frapper ? Sera-ce sous la forme d'une bombe, d'une balle de "kalash", d'un organisme invisible et mortel ? Pourquoi aider sciemment une Faucheuse qui nous retrouve où elle le veut au moment qu'elle seule décide ? Il y a une dérision folle à écourter nos si courtes existences, mais c'est l'un seulement de tous les paradoxes que ces pages si essentielles mettent en lumière.