Gus et André se sont trouvés dans la rue, un peu par hasard. André, l’aîné, ancien résistant et routier pour un salaire à faire peur. Gus, le jeunot, sorti de la dèche grâce à l’amitié quasi-filiale avec André. Les deux taillent désormais la route ensemble, sur les départementales et les nationales du Jura, au volant d’un vieux clou aux essieux fatigués et aux pneus rétamés, à la recherche de fret pour pouvoir survivre. Par tout temps, qu’il neige ou verglace, ils roulent dans leur petit coin de France, proche de la Suisse, en rêvant à d’autres horizons. Mais, l’horizon est sombre en ce début d’année 1958. Ça veut courir les filles de l’air de l’autre côté de la Méditerranée. Ça mitraille dans l’Aurès, ça surine dans le Djebel. André a déjà perdu un frère du côté du bled. Depuis, l’ancien résistant hait les Arabes. Pour Gus, c’est moins clair. Des trucs pas très sains crapahutent dans sa caboche. Des images inquiétantes qu’il s’efforce de combattre. Mais, ses pulsions l’effraient un peu. Il a le sang chaud et se montre bagarreur. Et puis, il y a l’autre, ramassé au bord de la route qui semble leur coller aux basques. Faudrait pas qu’il lui pique sa place auprès d’André.


En dépit de sa taille, le nouveau roman de Patrick Pécherot procure un maximum d’effet. Le récit de ce drame à hauteur d’homme joue en effet une petite musique intime, entêtante, nous plongeant dans la mémoire et les circonvolutions torturées de l’esprit humain. Les personnages de Hével vivent dans un monde illusoire, absurde, au sens donné par Camus. Étrangers à une existence dont le sens leur échappe, ils n’appartiennent pas à cette engeance imbuvable, celle des héros dont on loue les faits d’arme. Ils évoluent dans un environnement banal, bien éloigné de celui des archétypes insupportables, les certitudes chevillées à la carcasse, sûrs de leur bon droit et de leur Cause. Non, ils relèvent plutôt du genre à partir au chagrin tous les matins, à oublier l’âpreté de l’existence dans un café serré ou un ballon de rouge qui pique. Du genre à s’enferrer dans leurs erreurs par principe ou par peur de déchoir dans le regard du copain. Contre l’évidence même. Du genre à céder à la colère, à suivre le mouvement, quitte à le regretter ensuite. Du genre humain, dans l’acception la plus banale du terme.


Hével se frotte également à la sale guerre, celle qu’on a longtemps refusé de nommer, préférant qualifier ce qui se passait en Algérie d’événements ou d’opération de maintien de l’ordre. Écartant le manichéisme, celui des porteurs de valises préférant absoudre le FLN de ses crimes ou celui des patriotes jugeant la torture comme un mal nécessaire, Patrick Pécherot emprunte les chemins de traverse, nous faisant toucher du doigt l’ambivalence de l’esprit humain, ses atermoiements, son aveuglement et sa capacité à justifier l’innommable. Hével apparaît ainsi comme un concentré d’humanité où la grandeur côtoie les saloperies, souvent dans le même être.


Pour exprimer ce propos nuancé, Patrick Pécherot use d’une écriture pointilliste, où langue et narration se conjuguent avec bonheur pour immerger le lecteur dans les pensées des personnages. Un Show don’t tell gouailleur et sacrément addictif, conférant au roman une atmosphère palpable et irrésistible. L’auteur nous dévoile ainsi mille vérités fluctuantes et l’on vagabonde dans les méandres de la mémoire du narrateur, livré à ses caprices et aux hasards de ses réminiscences. Quant aux faits et à l’intrigue, laissons-les aux maniaques d’une littérature de géomètres et de boutiquiers.


Hével tient donc plus de Camus que de Sartre. Et l’on aimerait croire que l’engeance humaine finisse par choisir la justice plutôt que sa mère, lui préférant la raison à la passion. Dans un monde idéal, peut-être ?


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leleul
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le 7 oct. 2018

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