La plus célèbre des pièces de Bertolt Brecht dénonce l'insinuation de la peur, du soupçon et de la paranoïa dans les plus insignifiants des faits et gestes du peuple allemand lors des années qui suivent la prise du pouvoir par Adolf Hitler. Brecht et sa collaboratrice Margarethe Steffin ont étalé la conception et la réalisation de cette oeuvre sur quatre ans (1934-1938), si bien qu'au gré des initiatives hitlériennes pendant ces quatre ans, des scènes qui n'avaient pas été prévues au départ ont été ajoutées à la pièce.

Loin des décalages mal localisés et en partie allégoriques qui constituaient le décor de "Homme pour homme", "Mahagonny" ou "Têtes rondes et têtes pointues", le contexte spatio-temporel de "Grand-Peur" est on ne peut plus réaliste : divers lieux précis de l'Allemagne, diverses dates explicitement précisées. Brecht et Margarethe Steffin sont parvenus à instiller dans chaque scène un degré de réalisme sans équivalent dans les pièces antérieures du dramaturge; ils ont fondé les situations mises en scène sur la collecte d'articles de journaux et le récit de témoins oculaires de telle ou telle anecdote. Ce travail de reportage méticuleux a pour conséquence d'alléger les tirades de catéchisme marxiste qu'il fallait subir, par exemple dans "La Mère", "Sainte Jeanne des Abattoirs", ou "La Décision"; à la place, des gens comme vous et moi, ou à peu près, dont la plupart se fichent bien d'établir une dictature marxiste-léniniste en Allemagne, et qui sont peu ou prou en train de se faire envahir par l'angoisse de se faire arrêter par les S.A, envoyer dans les camps de concentration (s'ils n'y sont pas déjà !), ou pire...

Ne rien dire qui puisse être compromettant, ne rien faire qui puisse être perçu comme une critique du régime hitlérien par toute oreille présente, c'est-à-dire par... tout le monde (!). Voilà pour la "Grand-Peur"; quant à la "misère", outre l'évidente misère morale qui accable la vie quotidienne dans de telles conditions d'insécurité et de tensions, les Allemands mis en scène se redent bien compte que leur niveau de vie n'a guère progressé après quelques années de régime nazi. Les besoins de base sont toujours aussi difficiles à satisfaire par les petites gens.

Dans la lignée de nombreuses oeuvres antérieures de Brecht, celle-ci passe en revue différentes catégories sociales, parfois très brièvement; ce qui nous donne une série de 24 tableaux successifs, certains très brefs, dans lesquels aucun personnage ne réapparaît jamais. On est dans le monde du reportage, de la caméra cachée et très indiscrète. Brecht excelle à construire une situation - parfois complexe - dans laquelle chacun des personnages doit se débattre et opérer des choix politiques et sociaux peu évidents, et ce même dans les scènes les plus courtes.

La volonté de Brecht de dissiper l'illusion théâtrale, et d'inciter le spectateur à la réflexion politique, se révèle dans tout un appareil de textes d'introduction : introduction générale à la pièce, puis un petit poème présentant le contexte politique et social de chaque tableau; Brecht y présente explicitement son intention d'y montrer le caractère insupportable et mensonger du régime nazi.

Au fil des scènes, défilent sur scène des S.A. grossiers, arrogants et brutaux; des condamnés à des travaux forcés; un juge coincé entre l'évidence de l'innocence d'un juif et le danger qu'il y aurait pour lui à ne pas le condamner; un médecin classant "maladie professionnelle" les blessures subies par le détenu d'un camp; des physiciens contraints de cacher qu'ils se servent des renseignements fournis par le juif Albert Einstein; une femme juive obligée de se séparer de son mari pour ne pas lui créer d'ennuis ; de pauvres gens bénéficiant des dérisoires aides fournies par le "Secours d'Hiver" nazi...

Certaines scènes, par leur caractère à la fois terrible et leur réalisme impeccable, s'imposent comme des chefs-d'oeuvre : "La Croix Blanche", dans laquelle un S.A. joue au chat et à la souris avec des membres de sa propre famille pour leur arracher des opinions critiques envers le nazisme, sous couvert d'un jeu sans conséquence; "Le Mouchard" , où un père de famille formule une critique politique contre le régime, en se demandant après coup si son fils, qui fréquente les "Jeunesses Hitlériennes", ne va pas le dénoncer; ce tableau est d'autant plus puissant qu'il montre les possibilités d'éclatement d'une petite famille, et la paranoïa sous-jacente : face à sa femme, qui ne lui reproche rien, le père de famille se lance dans une tirade exactement construite comme une plaidoirie devant un tribunal...

Vers la fin de l'oeuvre, des personnages de plus en plus ouvertement contestataires (marxistes probablement) s'imposent face au danger de la guerre qui s'approche (plusieurs scènes parlent de l'intervention hitlérienne dans la Guerre Civile Espagnole), et à l'inefficacité du régime à améliorer le sort des travailleurs. Brecht ne pouvait conclure que sur un appel à la lutte. Le réalisme des scènes, qui nous a bien convaincus, ne pouvait déboucher que sur le retour de l'idéologie communiste.

Une oeuvre particulièrement puissante.
khorsabad
10
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le 18 mai 2014

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khorsabad

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