Ces fabliaux, ça fait partie des petites merveilles que nous a léguées le Moyen Âge. Le pendant plus populaire et comique de la littérature courtoise, ce qui ne les empêche pas de faire preuve de subtilité et de finesse dans l'humour. Parfois. Faut dire que l'essentiel du rire tourne autour du sexe, entre les maris trompés, les prêtres lubriques, les jeux de mots grivois, les injures invoquant Dieu ou des culs foireux, dans un florilège d'hyperboles, parfois d'incohérences, mais qui font tout le sel de l'histoire ! Ce sont ces exagérations, ces situations cocasses, voire complètement stupides, qui font véritablement crever de rire. Exemple.
Il y a un fabliau qui s’appelle Baillet le savetier, ou le prêtre au lardier. Dans ce fabliau, un type, qui s’appelle Baillet, qui est savetier, est fait cocu par un prêtre. Jusque-là, ça va. Sauf que Baillet c’est un malin, et il a bien flairé que sa bourgeoise le trompait. Un jour qu’elle devait recevoir son amant pendant l’absence du mari (situation classique des fabliaux), ce dernier se pointe pendant que les deux allaient passer à l’acte. Ni une ni deux, le curé se planque tout nu dans un lardier (je suppose un tonneau, en tout cas un garde-manger mobile) et fait profil bas. Mais le mari, malin, décide d’aller vendre ce lardier au marché, bien conscient de son contenu. Il crie à tue-tête son prix, très bas, mais voilà que l’emprisonné repère par une fente son frère à cheval, lui aussi prêtre, dans la foule. Le voilà qui l’interpelle en latin dans l’espoir d’être secouru, mais le Baillet, il a de l’astuce. « Esgar ! Mon lardier a latin parlé ! », et sous ce prétexte il monte le prix. Un tonneau qui cause latin, forcément. Vous auriez fait quoi, vous ? En tout cas, le frère du prêtre a bien compris la situation, il achète le lardier au prix fort, l’amène dans un coin isolé et délivre l’infortuné. Entre temps, le Baillet, il s’est fait vingt livres et la satisfaction d’entuber l’entubeur. Ça finit comme ça. C’est tout bête, c’est génial.


Le genre du fabliau, dérivé de la fable et du conte, se veut simple, l'histoire est une anecdote de la vie quotidienne censée démontrer quelque chose, et donc, comme la fable, il y a une moralité à la fin. Le plus souvent, ça démontre que les femmes sont manipulatrices, les maris stupides, les curés avares, etc. La moralité du fabliau que je viens de raconter ?


Gardez, entre vous qui estes jolis,
Que vous ne soiez en tel lardier mis.

[Veillez, vous les jolis cœurs, à ne pas être mis dans un tel lardier.]


La gueule de la moralité. Qu’est-ce que ça veut dire ? Loin d’un simple « Tu ne commettras pas l’adultère », à mon avis ça veut plutôt dire : si vous tenez vraiment à le commettre, faites-le intelligemment. On voit donc bien que le genre a repris le principe de la fable : la moralité, mais parfois en la détournant. Un genre à moralité, mais pas moralisateur. Toutes ne sont pas ambiguës comme celle-ci bien sûr, certaines ont vraiment vocation à enseigner quelque chose, au premier degré. La forme même du fabliau le demande : les octosyllabes à rimes plates, c’est la plastique des romans didactiques médiévaux, alors très en vogue (l’histoire de Baillet a une forme particulière, en alternance entre groupes de 5 et 10 vers, d’accord, mais je crois que c’est la seule).


Mais selon moi, l'essentiel à retenir, c'est vraiment le caractère anecdotique de la chose, véritablement pictural, parce que c'est justement par ce biais que le fabliau fait de cette époque (du XIIème au XIVème siècle) une peinture véritablement vivante pour nous contemporains. Et ça nous éloigne un peu des préjugés qu'on pourrait avoir dessus : les gens pouvaient jurer « Cul de Dieu » sans peur de blasphémer, ça employait déjà les mots « couilles », ou « fils de pute » dans le texte, on pouvait se moquer du clergé ou des rois très tranquillement. Après tout, les fabliaux étaient aussi lus en haut lieu, à la cour locale, ou même celle du roi, au même titre que les romans courtois ou les chansons de geste, et certains de leurs auteurs étaient de grandes figures littéraires, comme Rutebeuf ou Jean Bodel.
Le fabliau c'est un peu le condensé de l'esprit français : ça parle fort, ça ripaille, ça rit gras, mais ça n'oublie pas de réfléchir et d'être fin. Le ton malicieux est souvent là, on entreverrait presque un clin d’œil complice de l’auteur entre les lignes. La gouaille, crévindieu. Quand même, faire rire un roi en se foutant de sa gueule ouvertement, ça fait aussi partie des paradoxes de cet esprit, d'autant plus à cette époque. Le panache à la française quelques siècles avant la pièce de Rostand, avant son fameux discours à l’Académie française, lequel connaissait sans doute bien ses sources. Oui, on sûrement peut parler de liberté de ton, mais sans la connotation moderne du terme, parce que cette liberté est plus de l’ordre du bon enfant que de la dénonciation politique. Est-ce que ça signifie qu’on était plus soumis à l’autorité à cette époque ? Peut-être qu’il y a de ça, mais je pense aussi que c'est surtout parce que les gens se connaissaient mieux, en ce sens qu’ils connaissaient mieux la nature humaine, les relations entre individus. Je veux dire, entendre une histoire de prêtre qui serait cupide et lubrique, d’un roi obtus à la violence aveugle (voir La Male Honte, bel exemple de comique dont le ressort est un jeu de mot), ou plus simplement d’une tenancière rusée qui se fait avoir par plus rusé qu’elle (voir Boivin de Provins), ça n’a rien d’étonnant pour le peuple d’alors, précisément parce qu’ils savent déjà que ces types humains existent, ils les rencontrent chaque jour, ils se sentent peut-être même visés, ou représentés, par ces narrations. Et par conséquent, il n’y a rien de choquant pour eux. Entre cette pensée et l’affirmation que ces gens étaient peut-être plus humains, il n’y a qu’un pas, que j’hésite à franchir parce que je ne suis pas spécialiste, et que ce ne sont qu’hypothèses. D’ailleurs, le fait même qu’il n’y ait que des êtres humains en héros de fabliaux, et non pas des animaux comme dans les fables, tendrait à soutenir cette conception de l’anthropocentrisme, de cette volonté d’englober l’homme, de l’expliquer lui et ses interactions sociales, ici plutôt dans ses bassesses que ses noblesses. Mais pour moi, et c’est un avis personnel, la bassesse peut aussi revêtir un aspect noble, elle est la noblesse des petits.


Quant à moi, pendant ce temps, je me délecte du constat que la sublime grossièreté de notre langue n'a pas tellement changé en presque dix siècles, et que c'est proprement fabuleux. En tout cas, moi ça m'émerveille, tout comme de me rendre compte qu'on rit toujours des mêmes choses presque mille ans après, que la gaudriole transcende le temps. A la pensée qu’un badaud de 1216 riait à la même blague que moi en 2020, j’ai l’âme émue.

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le 10 nov. 2020

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Kavarma

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