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Eva
5.3
Eva

livre de Simon Liberati ()

Je suis tout nu dans mon bain, avec une fille qui me nettoie!

Encore une Vita nuova! Alors que je cheminais solitaire au milieu de ma vie, je croisai une nouvelle fois cette vieille histoire que jouèrent celle qui prit par la main Louis dans cet enfer moderne et celle qui chanta d'une grave voix si troublante à l'oreille de Schuhl. Trébuchant sur les pavés inégaux de Proust, je glissai dans le poncif des femmes préparatoires à la Femme, les yeux fixés sur mon propre tourbillon intime, distorsion dans la perspective comme les piliers d'Arasse. J'y trouvais le même plaisir sacré que ressentent certaines familles asiatiques du XVIII° en préparant le durban, le fruit à goût de merde.
Vous n'avez rien compris à ce paragraphe? Vous vous êtes dits: "On n'en a rien à battre de ta vie!"? Alors Eva n'est pas fait pour vous. Ce livre qui s'annonce comme un portrait est surtout l'occasion pour l'auteur d'emplir le monde de ses lectures. Se promène-t-i dans le Valois? Nerval est là. Traîne-t-il une vie d'excès? Voici Baudelaire, entre autres. Touche-t-il d'un doigt tremblant à la perversion au fond de l'âme humaine? Sade est convoqué, généralement à tort. Mais je parle, je parle, alors qu'il faut citer Liberati, si possible au pif; voilà, page 92: "Je marchais dans un rêve (oui, ça marche pas mal dans ce livre, la dérive, la dérive...), le monde extérieur me semblait sorti d'une gravure illustrant le premier livre que j'avais aimé, et cette fillette sortie de la nuit, que j'avais connue si farouche quand elle était enfant et qui se montrait maintenant bonne fille me paraissait une de ces créature de songe, ami fâché, personnage hautain ou hostile que le sommeil rend bienveillant. Je pensais aussi à Proust, au Temps retrouvé, aux promenades avec Gilberte, l'ancienne petite fille, et Marcel pendant la guerre de 1914, quand Gilberte avoue à Marcel qu'il lui plaisait jadis alors qu'il l'avait crue indifférente ou moqueuse."
Pour apprécier ce livre, il faudrait passer sur de nombreuses choses irritantes qu'on peut deviner dans cet extrait aléatoire. D'abord, il s'agit davantage pour l'auteur de fixer ses propres sensations. Il me semble qu'on peut se considérer hors-jeu. Malgré une petite théorie éparse du rapport qui s'établit entre un auteur et un lecteur, celui-ci étant un tiers absent qui permet au premier d'exprimer des choses impossibles à dire aux proches, malgré les variations sur le narcissisme (appelé au moins une fois surnarcissisme), malgré l'ombre tutélaire permanente de Proust et celle voilée de Stendhal, je (moi, je) pense que le propos manque de cette portée collective minimale qui justifie une publication. Liberati dit écrire pour lui-même, je pense qu'il le fait aussi pour le microcosme auquel il appartient, mais nous, qu'il méprise, ne sommes pas concernés.
Par ailleurs, il faudrait accepter le jeu des références et, par-delà, la vision du monde qu'il suppose. On connaît le retournement opéré par Wilde, autre modèle plutôt absent des pages: la vie imite l'art, paradoxe qui met en lumière le rôle joué par notre goût, formé aux meilleurs livres, pardon, films et jeux vidéo, dans notre perception du réel. Tout le monde est d'accord là-dessus. On peut, par contre, discuter de l'utilité de trouver derrière tout évènement, tout tressaillement intime, une, deux, trois, quatre références culturelles; on peut soulever la question de la poudre jetée aux yeux du lecteur perdu par ces références (et comme j'ai la chance d'être du côté des happy few, j'ai lu des bêtises, des approximations, des allusions gratuites) et donc humilié, exclu du cercle lumineux des élus; on peut aussi, et soyons clair: je le fais, trouver quelque peu misérable la volonté d'enchanter (enchantement, charme, fée, ce lexique revient à chaque page) un réel ayant sa part de sordide par sa participation au pur monde de l'art. On touche là, d'ailleurs, au coeur du livre: Eva Ionesco marque dans la mythologie de l'auteur la réconciliation du monde physique avec l'univers de l'écrit, ce dernier se nourrissant, jusqu'à Elle, de la ruine du premier. Il est dommage que le désir d'étaler cette culture singulière donne un référencement permanent qui fait sonner faux, toc, kitsch, ce réel enchanté.
Enfin, et c'est la dernière haie à sauter, il faudrait passer sur le débraillé de l'ouvrage. Je n'ai rien contre le débraillé, le négligé, l'incongru de construction. J'inflige chaque année à mes élèves un extrait du Neveu ou du Rêve (c'est irritant, hein? mais tellement facile à faire; vous aussi, après avoir lu Eva, vous pourrez le faire sans peine), c'est dire si j'aime la littérature qui préfère la robe de chambre au drapé romain. Mais là, faut pas pousser: les fragments sont écrits les uns après les autres, une fois qu'on a compris le système (Eva me fait penser à tel épisode de ma vie, à tel truc culturel) aucune progression n'émerge. Le terme "roman" a rarement aussi peu eu son sens, c'est un journal et puis c'est tout.
Je n'irai pas jusqu'à dire que j'ai franchi ces trois obstacles . Par contre, je distingue malgré ces défauts majeurs la matière d'un grand livre. Liberati possède un trésor; pas son personnage, mais sa phrase. Elle est d'un autre temps; elle lorgne sur Proust bien sûr, sur Chateaubriand, sur la prose décadente (genre Laforgue ou Lorrain), avec un clinquant un peu années 80. C'est tout de même pas mal, ça change des machins sans relief que j'ai dû me taper, même si c'est aussi irritant que le reste. Si quelqu'un lui avait dit: "Écoute, il est très bien ton journal, mais si tu en faisais un livre, hein?", s'il avait un peu travaillé (même s'il évoque tout le temps son travail, il ne pose pas au dandy oisif), si, surtout, il avait pris la peine de faire un réel portrait d'Eva et non de lui-même, il aurait fait disparaître les répétitions des cent dernières pages, il aurait organisé les informations en fonction du lecteur, et non de son temps intérieur ou social. En lieu et place de ce grand livre, on dispose d'un document sur la formation d'un couple, vue par l'homme.
Eva est finalement un livre qui souhaite très fort faire partie de la littérature la plus haute. Il convoque la réalité, la conjure; il fait signe vers les œuvres les plus prestigieuses, cherche à les vampiriser. Toutefois, je crois que ça ne prend pas; on peut y voir un effet de ce manque de croyance dans la fiction que Liberati avoue et qui le distingue d'Ionesco (d'après lui). Eva rate là où Ingrid Caven réussit, en ce qu'il ne parvient pas à donner consistance à ces êtres que nous ne connaissons pas. Il commente la réalité, sans lui faire concurrence. Il parle de magie, mais ne la pratique pas. Il désigne du doigt, il ne fait pas apparaître. Je sais bien que cet échec est un signe de modernité, mais Liberati aurait pu, je ne sais pas, au moins essayer?
Je sais gré à Liberati de l'état dans lequel m'a mis la lecture de son livre (radicalement différent de la précédente). Je l'ai poursuivie avec emportement, sans cesse énervé, sans cesse remué; à l'évidence, je ne pouvais me contenter de me dire que je lisais une belle merde, un numéro d'acrobate malin fier de son habileté vaine. J'ai dû m'armer contre ce livre, contre ses séductions malsaines. C'est bien, j'aime ça. Néanmoins, écrire ici m'amène à vous donner l'issue du combat: non, ne lisez pas ce livre. Il ne nous regarde pas. Comme Eva Ionesco, telle que Liberati la contemple dans ces épisodes, il ne regarde que son miroir, où le seul jugement qu'il accepte est le sien.

Surestimé
5
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le 22 oct. 2015

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