Dans cet essai, Debray s'attache à démontrer la nécessité de replacer la frontière au centre de nos préoccupations. Elle est la garante de la sauvegarde de notre identité dans un espace qui se mondialise et qui doit faire face à deux mouvements a priori contradictoires mais essentiellement liés : la dissolution identitaire et culturelle engendrée par l'uniformisation des mœurs et des modes de pensée, et son pendant nécessaire et pourtant longtemps nié par les défenseurs de l'universalisme, le repli identitaire fondamentaliste. D'un côté l'élimination systématique des membranes qui permettent aux cultures, aux sociétés, aux communautés de se développer et de s'enrichir au contact les unes des autres ; de l'autre l'érection de plus en plus fréquente de murailles étanches et répulsives, enfermant ces mêmes communautés en perte de repères et de sacré dans un entre-soi xénophobe et autarcique. Ces deux mouvements, dont l'un n'est qu'une réaction à l'autre, mènent irrémédiablement pour Debray à la dénaturation, l'affaiblissement des sociétés humaines.

Pour appuyer son propos, Régis Debray reprend notamment l'image de la cellule, fondement du vivant. Elle est un organisme à part entière doté d'une membrane (voire de deux, comme il le précise, selon sa nature) c'est à dire d'une frontière non étanche qui tient lieu de filtre et qui permet d'une part de préserver le contenu de la cellule (son noyau et/ou son cytoplasme) d'éventuelles agressions extérieures et de permettre la partie de son développement qui lui est endogène, et d'autre part d'échanger avec les organismes extérieurs les éléments (nutriments, messages génétiques...) nécessaires à son développement exogène et à celui du corps qu'elle compose le cas échéant. Tel est l'idéal-type, à raison, de M. Debray qui voit ici l'image parfaite de ce que devrait être une communauté, un pays, une culture : à la fois parfaitement limitée dans l'espace et dans le temps (car une cellule naît, vit et meurt comme le font les sociétés humaines) et ouverte aux échanges avec ses pairs en vue de s'enrichir et de les enrichir.

Le problème avec cette analogie me semble-t-il, c'est que Régis Debray ne la déroule pas jusqu'au bout. En effet, si l'on admet que l'existence de frontières dans les différentes échelles des sociétés humaines (du lit, cocon réconfortant et individuel permettant de se retrouver soi-même le soir, au pays représentant une nation et son histoire, en passant par la sphère familiale plus ou moins élargie et la communauté) est nécessaire et presque naturelle, reste à savoir où les positionner. C'est une question qui à mon avis est trop éludée dans cet ouvrage. En effet, l'homme a ceci de particulier qu'il est ambivalent et par sa socialisation, il est amené à appartenir non pas à une mais à plusieurs communautés, à plusieurs groupes sociaux ; sans parler des individus possédant plusieurs nationalités.

Dès lors, comment décider où placer les frontières des sociétés si celles-ci sont tellement interpénétrées ? D'autant que la nature même des sociétés est mouvante selon les époques et les contextes à la différence des cellules qui elles, quoique mortelles aussi, conservent une structure quasi identique de génération en génération et ce depuis les débuts de la vie sur Terre (malgré des évolutions certaines mais qui se sont inscrites dans un temps si long qu'elles sont insignifiantes à l'échelle de l'histoire humaine). La France est bel et bien le produit des dynamiques centralisatrices et civilisationnelles inaugurées dès l'occupation romaine qui l'a unifiée de fait sous le nom de Gaule. Mais cette France que nous habitons aujourd'hui n'a rien à voir avec celle des Gaulois, des premiers rois francs, de Louis XIV, de Bonaparte, de De Gaulle même. Et je ne parle pas seulement des frontières du pays, mais de l'idée même de France que se font les Français, extrêmement variable d'une époque à l'autre. Toute communauté est le fruit d'une réflexion intérieure vive et elle est perpétuellement en mouvement, elle abandonne régulièrement des éléments, en attire de nouveaux, etc.

Et c'est là qu'on peut poursuivre l'analogie inachevée avec la cellule : lors de phénomènes réguliers de reproduction, la méiose et la mitose, la cellule multiplie son matériel génétique avant de se scinder en deux et créer deux cellules. Lors de cette division, les deux cellules crées sont a priori identiques mais des mutations peuvent apparaître. Il en va de même avec les communautés lorsque elles se scindent : l'exemple le plus évident est celui des schismes religieux qui divisent les croyants sur ce qu'on pourrait appeler – pour filer la comparaison - des « mutations » d'interprétation et de pratiques.

Autre aspect de la cellule que Debray ne développe pas non plus : la fusion cellulaire. Rien de bien compliqué pourtant, il s'agit du fondement de la procréation : deux cellules, le spermatozoïde du mâle et l'ovule de la femelle fusionnent pour ne former qu'une seule cellule. De la même manière si l'on étend la réflexion au corps social comme a commencé à le faire l'auteur, on peut concevoir que des ensembles sociaux différents séparés par de vraies frontières choisissent de fusionner pour servir un intérêt plus grand (de même, la procréation a pour but non seulement de créer un être nouveau, original, meilleur en un sens puisqu'il participe de l'évolution de l'espèce humaine, mais aussi d'assurer la pérennité de l'espèce). D'où la création de l'Union Européenne que l'on pourrait sinon légitimer, du moins justifier par cette explication. Et, à mon sens, il en va de la même manière pour tous les organes supra-communautaires ou supra-nationaux existant ! L'Europe a cela en plus qu'elle a été créée pour éviter que le continent ne sombre une fois de plus dans des conflits meurtriers. On oublie trop souvent – ou du moins les eurosceptiques dont cet essai, bien mal interprété, il est vrai, pourrait venir appuyer les arguments – cette donnée lorsque l'on se préoccupe des questions européennes. C'est bien mal se souvenir de notre Histoire pourtant.

Il n'est pas dit que cette vision naturaliste et évolutionniste de la société soit pertinente ou même appropriée mais puisque Régis Debray l'introduit, autant la développer jusqu'au bout. On comprend alors que la logique de l'auteur bien que fondamentalement raisonnable, souffre de ne pas être suffisamment développée : de même que les arguments d'autorité relatifs à la nature, à la religion, à la physique abondent dans son sens, ils peuvent aussi, éclairés par une lecture un peu différente, se retourner contre lui. D'ailleurs c'est avec justesse qu'il souligne que les frontières les plus évidentes de la nature – entre « le chaud et le froid, l'ombre et la lumière, le masculin et le féminin, la terre et le ciel » – ne sont pas si étanches qu'on le croit. Il existe pour tout une demi-mesure, au delà des visions traditionnellement manichéennes. Cette liberté d'interprétation, l'homme la porte en lui et c'est à cause d'elle et grâce à elle que les frontières, malgré la meilleure volonté du monde, ne peuvent rester intangibles : parce qu'il y aura toujours un groupe pour vouloir en redéfinir l'espace, de la meilleure des manières (ce que me semble être l'idée de la construction européenne) ou de la pire (comme le pangermanisme hitlerien qui s'opérait au dépens de la volonté des peuples). Dès lors on peut se dire : « Les frontières, oui, mais où les placer ? » S'il est vrai que les ensembles communautaires, à l'image des cellules, peuvent à volonté se scinder ou fusionner, pourquoi serait-il plus légitime de protéger l'état et non pas la région ? La famille et non pas le quartier ? La France et non pas l'Union Européenne ?

S'il est difficile de ne pas être d'accord avec le fond du propos de Debray sur la sauvegarde nécessaire des frontières dans nos sociétés pour leurs vertus protectrices, stimulantes, réconfortantes, transcendantes et régulatrices, il convient de se méfier des déviances que ce discours peut engendrer de par une utilisation politique trop extrémiste, la tendance populiste avec la crise étant de dénoncer coûte que coûte la mondialisation et ses effets pervers. Par ailleurs, en creusant un peu plus certains de ses arguments, on parvient à nuancer certaines positions : éliminer les frontières intraeuropéennes serait-il nécessairement un mal si on offre des garanties à chaque groupe culturel ? Finalement dans cet « Éloge des frontières », Régis Debray nous fait redécouvrir nature et fonction de la frontière à tous les niveaux, enrichissant l'image que l'on a l'habitude de porter sur ces simples lignes. Aussi oratoire (au détriment de la compréhension parfois) que diversifié et passionné, cet éloge a le mérite d'apporter un regard particulier et fondamental à la question épineuse que recouvre le phénomène de la mondialisation.
Fwankifaël
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le 9 mars 2012

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