Après une longue expédition sur les terres de l'imaginaire, me voilà de retour dans la "littérature blanche", terme détestable mais fort compréhensible. Et cela s'est effectué de manière toute naturelle, puisqu'ayant déménagé récemment, je viens seulement de m'inscrire à la bibliothèque municipale qui, vous le devinez bien, est un endroit fort respectable...


Je n'avais jamais lu Laura Kasischke malgré son omniprésence en librairie et le fait que son nom, pour peu qu'on tente de le prononcer, reste plutôt ancré en mémoire! Et me voilà donc avec "Eden Springs" entre les mains, histoire qui m'inspira beaucoup lorsque je lus la 4ème de couverture. Vous savez, les histoires de gens sous influence, avec des gourous charismatiques, ça me plait assez sur le papier.


Et c'est bien de cela que traite cette fiction historique, brouillant les frontières de la réalité et de la fiction sans jamais finalement en délimiter les limites. On se retrouve donc dans la première moitié du vingtième siècle, dans le Michigan, où un mystérieux groupe religieux s'installe progressivement avec à sa tête un fort charismatique prédicateur, Benjamin Purnell. Ce qui étaient quelques adeptes devient vite plus d'un millier de personne, rassemblées en un lieu excentrique au possible, avec la conviction que grace à Benjamin Purnell (le "Roi Ben"), ils accèderont à l'immortalité. Si l'idée biblique est bien présente, cela la dépasse dans le sens où Purnell leur promet la vie éternelle.... Du corps!
Et c'est avec cette idée de chair immuable que des dizaines de jeunes filles, hypnotisées par le charme incandescent de Purnell, vont se joindre à cette "secte" et s'installer dans la Maison de Diamant...


C'est avec une fluidité remarquable que l'on progresse dans ce récit à la limite parfois de l'onirisme. Avec une poésie fraîche, Kasischke se plait à nous balader, sans brusquerie, au fil des années et des évènements de ce groupe à l'apparence parfaite.
De véritables citations de presse ponctuent les débuts de chapitres, tandis que l'auteure se plaît à en flouter le déroulé par un exercice narratif plutôt concis et exigeant. Récit qui se focalise bien sûr sur toutes ses femmes, endoctrinées par un pervers narcissique, qui finiront par perdre toute idée d'intimité et de libre-arbitre, pour se perdre finalement dans les méandres d'une vaste supercherie mystique.


Les personnages sont forts: si l'on prend le cas du Roi Ben, il s'en dégage un magnétisme palpable rendant tous les engrenages de ce drame visible. Les éclats poétiques, souvent présent dans la description de l'environnement, ne font que souligner cette apparence d'Eden hors du temps et de l'espace, où les abeilles bourdonnent, les glycines exhalent, en attendant la venue de Dieu qui, loin de les "délivrer", se fera au contraire une mission d'ancrer à tout jamais cette sensorialité sublime.
Mais il n'en est rien, car au fil des pages, les promesses se consument proportionnellement à l'émergence vicieuse de Purnell. Car vous l'aurez aussi deviné, le bougre s'est en fait établi, ni plus ni moins, un harem en plein milieu d'une Amérique pleine de faux-semblants. Et c'est là le trait de fracture: coucher avec des adolescentes tout juste pubères, cela finit par faire vaciller la plus fervente des croyantes. Et c'est ainsi que se dessine, en pointillé, un retournement de situation d'une fragilité et d'une douceur déconcertantes, où le piégeur devient le piégé.
L'intelligence de l'auteure vent probablement du fait que rien ici n'est tranché grossièrement: tout le récit pèse sur ces femmes abusées. L'évolution de cette histoire, attirée par un Purnell en figure de trou noir, ne se définit jamais que par ces femmes, indépendamment de l'influence de Purnell. Le meilleur exemple reste Cora Moon, qui fera basculer l'histoire par son passé, sa personnalité, honnêtement affranchis de ce culte. Même dans l'erreur, ou ce qui peut être vu comme un échec, ces femmes progressent en elles-mêmes. Et ce que l'on aurait pu penser comme un lavage de cerveau n'est finalement qu'une mise en exergue de leur féminité.


Cette histoire aurait pu être parfaite, si l'on ne naviguait pas en eaux troubles tout du long. Volontairement, la temporalité est brisée, donnant cette impression d'apesanteur bienvenue. Le problème, naturellement, c'est qu'il est difficile de faire ressortir sur ce court roman un véritable fil narratif. On a parfois l'impression de lire une vaste (mais belle) description, manquant cruellement de moment d'"action", au sens où le tout émerge en permanence d'une sorte de léthargie.


C'est pourquoi "Eden Springs" n'est pas un coup de coeur. C'est un roman extrêmement intéressant, passionnant dans sa forme, mais luttant contre une inertie tout du long.

Wazlib
6
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le 2 févr. 2019

Critique lue 216 fois

Wazlib

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