Dans ce court roman (130 pages), l’écrivain japonais Jun’ichiro Tanizaki joue avec les nerfs de ses protagonistes, ainsi qu’avec ceux de ses lecteurs et lectrices, dans une ambiance qui fait volontairement référence à Edgar Allan Poe mais aussi à sir Arthur Conan Doyle, tout en produisant une œuvre d’un caractère bien personnel.


Alors qu’il est en plein travail (attelé à la rédaction d’une nouvelle), Takahashi, le narrateur, est appelé par son ami Sonomura. Celui-ci veut l’associer à quelque chose qui l’excite particulièrement. Takahashi se montrant quelque peu réticent, Sonomura lui explique que, au cours de la prochaine nuit, il pense assister à un meurtre programmé. Dès lors incapable de se concentrer comme il voudrait, Takahashi expédie ce qu’il avait en cours pour rejoindre Sonomura qui lui explique de quoi il retourne. Les deux amis ne disposent que de peu de temps pour identifier l’endroit où le drame doit se jouer, selon les indications que les circonstances ont permis à Sonomura d’enregistrer.


Observations des deux amis


Dès la première phrase, l’auteur s’arrange pour faire ressentir une ambiance bizarre où il faut se méfier de tout. « Sonomura ne faisait pas mystère des troubles mentaux qui se transmettaient dans sa famille et je savais depuis longtemps la véritable mesure de raison et de folie qu’il y avait en lui. » Cela explique pourquoi Takahashi laisse tomber son travail en cours pour accompagner son ami, jeune héritier désœuvré dont la fragilité mentale l’inquiète. Après quelques péripéties qui donnent une petite idée de la ville de Tokyo à l’époque (le roman date de 1918), les deux amis assistent effectivement à une scène particulièrement impressionnante. Ils restent suffisamment discrets pour que ceux qu’ils observent ne se doutent de rien. Mais Tanizaki décrit soigneusement tout ce qu’ils voient ainsi que ce qu’ils entendent. Cela passe par les positions des différents personnages, leur description physique et leurs vêtements, car chaque détail a son importance. D’ailleurs, ensuite, Sonomura ne se prive pas pour les reprendre et les analyser à la manière d’un Sherlock Holmes.


Manipulations et perversions


Tanizaki ne se contente pas de nous proposer une enquête « à la manière de ». En effet, il s’intéresse au fantasme du crime parfait, mais aussi et surtout aux manipulations que certaines personnes exercent sur d’autres. Il assume parfaitement son titre en décrivant les perversions qui peuvent affecter l’être humain. Ce faisant, Tanizaki présente des personnages hors du commun et il justifie leur comportement par des personnalités extravagantes. L’écrivain va encore plus loin, en montrant ce que l’amour et l’amitié peuvent amener à faire. Bien entendu, en faisant de Sonomura un exalté dont on mesure mal l’état de déséquilibre mental, il ouvre la porte à bien des outrances. À vrai dire, c’est pour mieux montrer à quel point nous pouvons tous, à des degrés divers et en fonction des circonstances, nous trouver les jouets de manipulations de toutes sortes. Là où il fait vraiment très fort, c’est en laissant entendre que, dans certains cas, on peut tout à fait imaginer une personne acceptant de se faire manipuler, allant même jusqu’à provoquer les circonstances qui en feront l’objet d’une manipulation consentie, acceptée et même souhaitée.


La construction du roman


En tous points remarquable, elle met le lecteur (la lectrice) en position de découvrir progressivement toutes les subtilités de l’histoire en même temps que Takahashi, le narrateur. Ce roman fait partie de ceux qu’on lit avec fascination et pourquoi pas d’un trait au vu de sa concision, et parce que tout s’y enchaine de façon à renforcer constamment la curiosité. Le style assez fluide et sans phrases grandiloquentes, avec juste les descriptions nécessaires, contribue largement à cet effet. L’auteur ménage donc le suspense avec soin, jusqu’à un ultime rebondissement qui ne peut que faire son effet. Enfin, il sait parsemer son œuvre de détails originaux, comme la façon de communiquer silencieusement des deux personnages présentés comme comploteurs. Il est également question d’une manière radicale d’escamoter un cadavre pour faire en sorte de décourager toute tentative d’investigation. Et puis, malgré leurs observations ahurissantes, Sonomura et Takahashi ne peuvent pas tout comprendre d’emblée. Enfin, Tanizaki livre une réflexion intéressante sur ce qui mérite d’être vécu, ainsi que sur la façon d’appréhender la mort. Du grand art !


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

Electron
9
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le 14 mars 2021

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