La zone périurbaine à hauteur d’homme, au-delà de son apparente uniformité.

Ce petit livre singulier et extrêmement subtil de l’anthropologue Éric Chauvier, paru en 2011 aux éditions Allia, souligne la pensée stéréotypée d’un milieu parisien bien-pensant, ses jugements fondés sur des clichés calibrés et des critères uniquement esthétiques sur la zone dite périurbaine, qui éloignent et ne permettent pas de réellement comprendre l’expérience de ceux qui y vivent.


«CLEFS. – Ceux qui observent le monde de façon professionnelle se servent de mots-clefs pour faire autorité. Nous avions décidé de céder à cette habitude afin de consigner certaines impressions sur notre vie périurbaine.»


Éric Chauvier ne nie pas la vie mutilée de ce milieu «formaté» de la zone périurbaine, d’ailleurs désignée comme telle (LA zone périurbaine) tant elle est uniforme en termes d’habitat ou d’environnement, lieu où l’expérience et le contact avec la réalité sont émoussés par la standardisation, où la pensée politique a disparu et où les habitants tentent de recréer, de manière artificielle, un contact avec un monde «authentique» évanoui.


«POLITIQUE. – Ce 2 décembre, au moment d’enregistrer mes achats à la caisse n°34 de l’hypermarché, je repère dans la file de clients trois hommes qui parlent vivement. Ce sont des cadres de l’Aérospatiale. Deux d’entre eux habitent dans mon quartier. Je leur ai parlé, un jour, il y a longtemps. Nous avons échangé des propos banals concernant l’équipe de football locale et les prix du kilo de tomates. Puis j’ai cru bon d’énoncer des lieux communs sur l’état du monde, des pensées «politiques» (autrement dit fabriquées par les médias au sujet de la vie politique) très peu élaborées, que j’ai avancé pour faire consensus, par paresse intellectuelle en définitive. Mais, à ma grande surprise, quelque chose, dans mes propos, les a choqués. Leur regard a biaisé et, ostensiblement, ils n’ont pas répondu. Puis ils ont changé de sujet et sont revenus à leurs tomates. J’ai d’abord pensé qu’ils ne partageaient pas mes idées, mais, avec le recul, leur trouble ne peut en aucune façon s’expliquer de la sorte. L’explication est beaucoup plus édifiante : c’est le fait même de parler de «politique» (avec toutes les réserves faites ici quant à l’usage de ce mot) qui a provoqué chez eux cet état de trouble. Qui étais-je à leurs yeux ? Probablement un trouble-fête, doublé d’un raseur. Ils m’ont salué avec une froide politesse, lourde de sous-entendus. Dans la zone périurbaine que nous occupons et que, bientôt, presque tout le monde occupera, quelque chose nous sépare à jamais.»


En consignant des petits faits et événements, le narrateur, ancien habitant du centre-ville résidant aujourd’hui dans de la zone périurbaine, se démarque de son propre milieu.


Il cherche à sortir des stéréotypes sur ces zones mal-pensées pour montrer, sur la base d’expériences quotidiennes, qu’il se passe quelque chose dans la zone périurbaine pour qui veut bien voir au-delà des clichés véhiculés par les médias, qu’il existe des interstices dans cette vie routinière, fragments où se peuvent se recréer des espaces de pensée et de fiction nouvelle.


«ADOLESCENCE. – Que savons-nous des rassemblements des adolescents périurbains dans ces arrière-places de nos lotissements – des espaces verts, boisés, de forme rectangulaire -, de leurs petits jeux de séduction, de leurs drames à leur échelle, de leur refus du monde adulte et, par là, de leur résistance à une logique de classe qui, bientôt, les absorbera vraisemblablement ? De nos pavillons, nous les entendons crier de façon obscène à notre intention ; lorsque nous les cherchons ils chuchotent et ils disparaissent. En se rendant réceptif à ces hurlements sauvages, l’adulte évite ici de flirter avec une tristesse sans nom. Il éperonne sa mémoire et produit des images, des odeurs et des sons qui délient son potentiel de fiction, autrement dit son aptitude à transgresser les standards de la vie mutilée.»


Petit livre salvateur et indispensable, «Contre Télérama» séduira les amateurs de psychogéographie littéraire, et en particulier les lecteurs de «Un livre blanc» de Philippe Vasset.


Retrouvez cette note de lecture, et toutes celles de Charybde 2 et 7 sur leur blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/05/18/note-de-lecture-contre-telerama-eric-chauvier/

MarianneL
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le 18 mai 2015

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MarianneL

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