« Assis à son bureau, il regarda avec lassitude les enfants sortir un à un de la classe. Ce trimestre au moins, il lui paru raisonnable de présumer qu’aucune des filles n’était enceinte. »

« Il » s’appelle John Grant. Petit instituteur banal, Grant est sous contrat avec le gouvernement afin d’éduquer la faune enfantine de l’Outback australien. Mais, la fibre éducative et ses tracas quotidiens ne constituent pas le sujet du roman car, au moment où le récit commence, John se réjouit à la perspective des vacances qui s’offrent à lui. Le trimestre vient de s’achever et, enfin, il va pouvoir délaisser pendant six semaines ce coin paumé, surchauffé et poussiéreux qu’il hait prodigieusement.

« Six semaines au bord de la mer, le simple plaisir de s’allonger dans l’eau et de détremper la poussière qui s’était infiltrée à l’intérieur de son être. »

Six semaines, c’est à la fois beaucoup et peu pour John. Pour tout dire, il ne nourrit guère d’illusion quant à l’avenir de ses élèves. La vocation ne l’a pas guidé en ces lieux désertés par la logique dans son acception commune. Plutôt l’obligation de rembourser un emprunt pour payer ses études. Dès que sa période de deux ans sera achevée, il s’envolera définitivement vers d’autres cieux, plus proches d’une petite amie en robe blanche, plus proche de l’océan. De toute façon, qu’est-ce qui le retient mise à part cette obligation professionnelle ? Certainement pas l’amour des lieux – une steppe qu’égayent à peine quelques touffes d’herbes étiques – et ses habitants.

« Rares sont les bienfaits de la civilisation dans les villes isolées de l’Ouest : il n’y a pas de tout-à-l’égout, pas d’hôpital, rarement un médecin ; les aliments, après de longs transports, sont insipides et peu variés ; l’eau a mauvais goût ; l’électricité est réservée à ceux qui peuvent se permettre d’installer leur propre groupe électrogène ; les routes sont quasi inexistantes ; il n’y a aucun théâtre, aucun cinéma et seulement quelques salles de bal. Une seule intrusion tolérée du progrès, enracinée sur des milliers de kilomètres à l’est, au nord, au sud et à l’ouest du Cœur mort empêche la population de sombrer dans la démence la plus absolue : la bière est toujours fraîche. »

Sans un regard en arrière, John embarque dans le train à destination de Bundanyabba (Yabba, la meilleure ville du monde comme l’appelle ses habitants) d’où il prendra l’avion pour Sydney. Quelques heures à tracer la route dans un paysage désertique et monotone. Bien entendu, le programme va quelque peu déraper et ses vacances de rêve vont virer au cauchemar éveillé.

Je ne connaissais pas Kenneth Cook mais la lecture rapide de la première page de Cinq matins de trop m’a littéralement happée et je n’ai finalement lâché le livre qu’une fois la dernière page tournée. Ce roman est une claque. Avec un art consommé de la description, en usant de phrases courtes et avec une ironie incisive, Kenneth Cook nous dépeint un pays complètement dingue. Il y embarque ce pauvre John Grant dans une sorte de quête initiatique à l’envers (par principe, on doit ressortir plus fort d’une quête). Picaresque diront certains. Sans doute. Peu à peu, l’univers familier de Grant devient cauchemardesque. Sa dérive est implacable et les minces espoirs de sortir indemne de la situation épouvantable dans laquelle il s’est lui-même jeté, sont malmenés, minés, renversés puis finalement pulvérisés.
Noyé par des litres de bière, à la fois acteur et spectateur, John Grant perd pied et il fait l’apprentissage d’un aspect de son pays qu’il avait vu sans jamais vraiment le regarder. A force de lâcheté, de faiblesse, il s’enfonce davantage jusqu’au bord de l’abîme, abîme dont il ne fera pas l’économie car le récit de Cook est impitoyable pour Grant.

Tristes Antipodes. Quel pays étrange que cet Outback. Cook le décrit sans aucune compassion, ni concession et sans donner l’impression de forcer le trait. Il ne lésine à aucun moment sur le caractère sordide des situations et ne nous épargne rien des rencontres, des beuveries et de l’avilissement de Grant. A ce propos, la scène de chasse aux kangourous est à proprement parlé hallucinante.

« Je comprends à peu près comment l’ingéniosité peut permettre à un homme de sortir grandi ou avili d’une même situation.
Je comprends à peu près comment, même s’il choisit la bassesse, les événements qu’il provoque peuvent encore se souder en un plan raisonnable auquel se raccrocher, s’il le souhaite.
Ce que je n’arrive pas du tout à comprendre – il déplaça son regard des étoiles à l’obscurité de la plaine, puis à nouveau sur les étoiles – , ce que je n’arrive pas du tout à comprendre, c’est ce qui m’a permis d’être en vie et de savoir de telles choses…
…Mais j’ai l’impression que je le saurai probablement un jour. »

Assurément, un roman à lire !

Additif : A noter qu’il existe une adaptation du roman intitulé Réveil dans la terreur
leleul
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le 24 août 2014

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