"C'est fait, du moins pour les choses. L'explication, je doute de l'obtenir jamais."

Ce troisième opus des Carnets couvre une longue décennie de l’œuvre de cet auteur prolifique. Romancier, enseignant, essayiste, Pierre Bergougnioux travaille depuis plus de trente années à son Journal. Le style, sobre, presque impersonnel, surprend. En effet, la recherche littéraire semble tout à fait absente de son projet. Pierre Bergougnioux se contente de consigner un quotidien aride, austère, dans une banlieue parisienne (Gif-sur-Yvette) isolée et éloignée. Les journées se déroulent selon de petits exposés factuels, concis. Les allées et venues aux Beaux-Arts, rue Bonaparte, les aléas du Rer B, le cœur qui s’emballe. Le retour au Sud natal, la trouvaille d’un papillon aux couleurs précieuses, la soudure du fer. La brocante du dimanche, le lever du soleil à six heures, la grâce de sa femme, Cathy.
Le caractère mélancolique de Bergougnioux s’accentue avec la vieillesse. Voilà les « petits » qui grandissent, qui s’éloignent. La santé se fragilise, fait de chaque trajet une perspective redoutable. La dégradation s’étend à l’époque toute entière. La bassesse des propos échangés dans les transports en commun, le gâchis favorisé par le système scolaire actuel, la rapidité irréfléchie avec laquelle le monde agit, sont autant de sources inépuisables de désolation. Peu à peu, l’auteur se détache de la laideur du présent, dont il renonce à discerner l’éclat, pour se réfugier dans un passé regretté qu’il a oublié de vivre.
L’on est pourtant happé par ce rythme terne, égal, réglé ; par cette vie comme immuable, qui s’obstine – à la rigueur, à la solitude, au silence. Se dessine la silhouette d’un homme à la persévérance rare, reclus à son bureau, à étudier sans répit. Pourquoi ? Pour qui ? Aucune recherche de beauté, de transcendance. Juste la maîtrise parfaite, le contrôle absolu, du temps qui s’écoule.


Extrait :
Sa 29.11.2003
A Brive. J’avais fermé les yeux, piqué du nez sur mon livre à quelques instants de l’arrivée. C’est la voix du conducteur annonçant « Brive-la-Gaillarde, deux minutes d’arrêt » qui m’arrache au monde intérieur, aussitôt dissipé, où je m’étais enfoncé. Déjà, la marquise surgissait, à la fenêtre, et le convoi s’immobilisait.
Tristesse poignante de la cuisine, dont je n’ai pas ouvert les volets. A quoi bon ? Je vais y passer vingt minutes, avec mon sandwich, avant de regagner l’hôpital. Je récupère le courrier, serre le linge propre dans un sac, prends le parapluie et descends. Le souvenir de jours pareils à celui-ci, gris, désolants, me revient. Oui, mais j’envisageais, alors, quelque chose de meilleur, d’ouvert, de plus beau, de plus haut, qui vint, plus tard, à ma rencontre. Il n’y a plus, devant moi, de but exaltant, de joie inconcevable et il est bien qu’il en aille ainsi. L’indifférence est l’état assorti au moment où j’atteins, la preuve qu’on a obtenu ce qu’on souhaitait. Il est terrible de rester comme devant, emporté, impatient.

Alphonse
6
Écrit par

Créée

le 30 avr. 2015

Critique lue 82 fois

Alphonse

Écrit par

Critique lue 82 fois

Du même critique

La Mort de Virgile
Alphonse
10

Critique de La Mort de Virgile par Alphonse

Avec une virtuosité incroyable - moyenne formidable de deux phrases par page, aux visions juxtaposées, aux fantasmes contradictoires - Hermann Broch imagine l'agonie du célèbre poète latin. Le roman...

le 26 juil. 2014

11 j'aime

L'Infinie Comédie
Alphonse
10

Vouer sa vie, plonger

Depuis le mois d’août, Infinite Jest, l’œuvre immense et terrifiante de David Foster Wallace, est enfin disponible en français. Publié en 1996 aux Etats-Unis, ce chef-d’œuvre des XX et XXièmes...

le 19 janv. 2016

8 j'aime

Babbitt
Alphonse
7

"Vivre plus de quarante ans, c'est inconvenant, vulgaire, immoral" *

( * Dostoïevski) George F. Babbitt est un "Solid Citizen", un citoyen très respectable et très respecté. Digne héritier de son beau-père, il a récupéré son agence immobilière dans la riche banlieue...

le 7 sept. 2014

8 j'aime