Benito Cereno étant ce que l'on peut appeler une nouvelle à chute (et donc largement construite aux fins de provoquer cette chute), il n'est pas facile de livrer une appréciation à son sujet sans dévoiler ce tournant. Par conséquent, passé le second paragraphe, la critique discutera du texte, chute comprise.


Commençons d'abord par la raison qui explique la note assez médiocre, reflet de mon ennui d'ensemble : la nouvelle (peut-être que les catégories éditoriales modernes parleraient plutôt d'une novella) est très longue par rapport à son contenu. L'essentiel des quelques 60 pages (dans mon édition) est consommé par le très long séjour du capitaine Amaso Delano, le protagoniste, sur le pont du San Dominick, négrier espagnol de Benito Cereno, sans que cet étirement du récit n'apporte grand-chose à sa tenue (on voit que Melville était alors payé $5, soit environ $130 modernes, la page). L'auteur multiplie les scènes équivoques, qui se prêtent à autant de relectures une fois la chute dévoilée. Elles sont passablement redondantes ; la seule qui émerge véritablement, outre la rencontre de Delano avec Cereno, est celle du rasage de Cereno par son esclave, Babo. Si la chute (que je connaissais préalablement à la lecture) est effectivement remarquable, une bonne idée ne fait pas un bon texte, surtout quand la bonne idée est en fait tirée d'un fait réel.


Restent néanmoins, bien que le texte soit souvent aussi encalminé que le San Dominick, les multiples suggestions de l'histoire, qui a fasciné beaucoup de ses lecteurs. Carl Schmitt, fameux juriste du Troisième Reich s'est présenté a posteriori comme un Benito Cereno, impuissant sur le navire européen en proie à une révolte d'esclaves. Cette lecture schmittienne de Cereno, qui devient un conte sur l'impuissance du pouvoir dans les sociétés démocratiques, préservé dans ses apparences et vidé dans son contenu, est une des multiples façons de comprendre la nouvelle. La nouvelle a aussi été lue à travers un prisme racial, dans des sens d'ailleurs opposés ; à titre personnel, je trouve convaincante la lecture selon laquelle Melville ironise sur l'aveuglement d'Amaso, incapable d'imaginer la révolte des Noirs et béat d'admiration devant la servitude polie de Babo, en fait devenu le véritable maître du navire. Enfin, une autre vision civilisationnelle de la nouvelle oppose l'Européen Cereno, désabusé brisé par l'expérience, à l'optimisme moralisant de l'Américain Amaso (qui finit néanmoins par sauver l'Européen) — sans savoir à quel point il est judicieux de la prendre au sérieux, elle serait particulièrement prophétique en 1855.

Venantius
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le 17 déc. 2017

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