Perturbant et nécessaire

Avis en français sur un livre en anglais qui n'est pas encore traduit (et ça m'étonnerait qu'il le soit).

C'est un document, composé de plusieurs parties de différentes natures ; fiction, pièce de théâtre, récit autobiographique, journal, photos, archives.

Méritent la lecture:

1) Berlin Journal (Laura Poitras)

Un journal tenu par Laura alors qu'elle était en exil à Berlin entre novembre 2012 et mai 2013.

C'était après la sortie du film The Program (2012) basé sur des révélations de William Binney, un vétéran ayant participé au projet Stellar Wind destiné à la surveillance interne, et avant sa rencontre avec Edward Snowden.

Important car on entre dans la tête et les rêves d'une personne traquée, son angoisse, son désespoir, son dévouement à la cause des lanceurs d'alertes et à la dénonciation des politiques américaines post 9/11. Poitras parle de la réalisation de My Country, My Country (2006), un film sur l'Iraq occupé par l'armée américaine. Pendant la réalisation de ce film, la NSA la met sur une liste de surveillance. Poitras parle aussi de The Oath (2010) et des emprisonnements inconstitutionnels de Guantanamo Bay.

Alors qu'elle est à Berlin, un prisonnier yéménite mort à Guantanamo est ramené à sa famille. Elle en a le cœur brisé. Elle monte rapidement et diffuse Death of a Prisoner (2013).

Pour moi, dans les phrases les plus touchantes du livre, se trouvent celles-ci:

To come to terms with what it means to be indefinitely detained without charge. To die in prison at thirty-six. To wait for someone to come home.

("Accepter ce que cela signifie, d'être détenu indéfiniment et sans chefs d'accusation. Mourir en prison à trente-six ans. Attendre qu'une personne revienne à la maison.")

Elle évoque Chelsea Manning, Julian Assange. L'impossibilité de rester muet devant les atrocités.

Alors qu'elle tient ce journal, une personne mystérieuse signant CITIZENFOUR la contacte via communication cryptée. Dans la crainte qu'on lui tend peut-être un piège, elle conçoit le projet d'une exposition artistique sur la surveillance qui empruntera plus tard, on verra pourquoi, le nom de Astro Noise.

Son journal est bref, mais dense. Il est ponctué de références aux œuvres littéraires et artistiques qui la marquent profondément (Le procès, Homeland, V pour Vendetta, 1984, 2001 Odyssée de l'espace...).

Sa personne, sa parole, sa lucidité donnent au journal une force incroyable.

2) We Were the Other (Lakhdar Boumediene)

Le récit autobiographique d'un ex-détenu de Guantanamo Bay. Pendant son incarcération injustifiée, il fait une grève de la faim et est nourri de force pendant deux ans. Cela lui permet d'obtenir une... "attention particulière". Il réussit à avoir un avocat et à porter plainte contre le gouvernement américain. Après 8 ans, il est reconnu non-coupable et libéré.

Ce qui m'a parlé : Le témoignage de cet homme, sa capacité d'adaptation et sa résilience, sa volonté de ne pas remuer les souffrances ni de se poser en victime.

3) Listening to the Moon (Trevor Paglen)

Dans les années 1940, alors que la seconde guerre débutait à peine, les États-Unis ont commencé à envoyer des signaux vers la lune. Ils se sont rendu compte qu'une partie de ces signaux revenaient, modifiés. Ils se sont moins intéressés à connaître la lune qu'à faire "rebondir" ces signaux chez leurs ennemis -- l'Union Soviétique en tête -- pour cartographier leur puissance. L'histoire de l'écoute par le choc des ondes, jusqu'aux satellites récents.

Passionnant.

4) Autonomy of Images (Hito Steyerl)

Un récit mi-ironisant, mi-poétisant, sur la confiance en l'interprétation informatisée des images pour la surveillance. Développement énigmatique intéressant. (J'ai un peu moins apprécié la finale que j'ai trouvée faible.)

5) 18 USC 371 (FBI)

Quelques-uns des rapports et documents secrets du FBI sur la surveillance de Laura Poitras, reçus après demande de l'intéressée (et après intervention du tribunal) en accord avec la Freedom of Information Act.

Important, parce que cela illustre l'entreprise démesurée et insensée de la surveillance.

D'autres grands noms se joignent aux voix du collectif (Edward Snowden, Jacob Appelbaum, Ai Weiwei), ainsi que des noms qui m'étaient moins familiers.

Il me semble que cet ouvrage est, plus que jamais, d'actualité.