J'étais pas mal excité à l'idée de lire ce livre, car je trouve que la littérature de gauche (à la fois fiction et non-fiction) aime beaucoup critiquer le statu quo ou le capitalisme, mais que y'a pas grand chose qui présente une alternative, au delà de dire "y'a qu'a faut qu'on". C'était donc l'occase de voir un projet de société normalement crédible et complet.


Ouais, bah non. Y'a deux gros problèmes à ce bouquin : il est hyper prétentieux, et il est absurdement naïf.


Pour ce qui est de la prétention, ça encore, ça se discute. J'ai d'ailleurs peu vu de gens faire cette remarque dans les autres critiques que j'ai lu, donc peut être que le style vous plaira et que vous trouverez ça fin et intelligent. Moi pas. Plutôt que une simple description de cette société hypothétique, Varoufakis ajoute tout un scénario de science-fiction, avec des personnages qui inventent un portail dimensionnel pour parler à leurs homologues d'un monde parallèle qui aurait émergé après la crise de 2008 (le marché a crash tellement fort que ça a split le continuum spatio-temporel, manifestement). Déjà je trouve cet artifice pas vraiment utile (les deux premiers chapitres sont consacrés à introduire les personnages et décrire les technologies fictives utilisées, et bon, c'est vraiment de la sci-fi de série B quoi), mais surtout lesdits personnages sont vraiment insupportables. Ça cite des philosophes, ça utilise des métaphores à base de mythologique antique, ça référence la Grèce en permanence... le mec s'écoute clairement parler, et perso je n'accroche pas du tout.


Mais bon, ok, quid du cœur du bouquin ? La société alternative décrite est une vision assez particulière du socialisme qui ne plaira pas à tout le monde (d'ailleurs un des persos du livre s'en fait la critique, mais elle est écrite d'une façon qui rend difficile de la prendre sérieusement). On part sur une économie de marché, mais sans bourgeoisie, car toutes les sociétés auront été transformées en coopératives possédées et gérées par leurs employés, au modèle 1 employé = 1 action = 1 vote. Tout le monde participe à la vie de la société, tout le monde est rémunéré de la même façon, et tout le monde a une sorte de bourse de bonus à distribuer à ses collègues les plus méritants, permettant en théorie d'allier égalité avec méritocratie. Pour éviter que les gens ne se fassent des accords réciproques, ces échanges de bonus sont publics.


Rien que là on peut voir tout un tas de problèmes et de limitations (n'importe qui ayant déjà travaillé dans un lieu de travail toxique peut s'imaginer comment ce genre de système marcherait en pratique). Certaines de ces questions ont une réponse dans le livre ("comment recruter du personnel pour une tache ponctuelle sans leur donner une voix égale au reste du staff?"), d'autres non. La description continue avec toute une explication du nouveau système monétaire et économique. Là ça m'a moyennement passionné donc je me souviens pas de tout, mais en gros les banques privées n'existent plus, les marchés financiers non plus, les banques centrales prêtent directement aux entreprises, et tous les individus ont une sorte de revenu universel financé par un impôt fixe de 5% sur le revenu des sociétés. Varoufakis est économiste de profession donc il passe une bonne partie du bouquin a décrire ce système, et perso je ne suis pas assez calé en macro-économie pour offrir une vraie critique, mais pas mal de passages m'ont quand même fait lever les sourcils.


Mais bon, admettons. Alors comment en est-on arrivés là ? Quel changement s'est opéré dans cette version de la crise financière de 2008 qui a mené à des reformes aussi profondes ? Et bien c'est là que le bat blesse vraiment, car pour quelqu'un qui est très bien placé pour savoir que le Capital et les systèmes en place se battront à mort pour préserver le statu quo, Varoufakis se démontre incroyablement niais.


Essentiellement, plusieurs groupes populaires sont apparus pendant la crise et ont utilisé les armes du système contre lui même, provoquant son implosion. Le premier groupe est une bande de traders anti-capitalistes (ce fameux cliché qu'on connait tous) qui ont racheté des actions toxiques en masse et employé divers tricks financiers pour provoquer des faillites de banques, jusqu'à ce que les états refusent de les renflouer et préfèrent nationaliser tout ça, menant à la fin des banques privées et à la nationalisation de la finance. Dans notre monde, l'affaire Gamestop a montré que les gens normaux pouvaient effectivement avoir une influence (limitée) sur les marchés financiers, mais 1) y'a une différence entre se faire un peu de fric sur une action-meme et réussir à complètement renverser l'économie et 2) on a pu observer comment, une fois la surprise initiale passée, la classe dirigeante a immédiatement récupéré ce mouvement pour s'en mettre plein les fouilles.


Ensuite, les Commandos du Peuple s'attaquent à Big Tech. Que faire contre Facebook, Google et toute leur technostructure ? Pas de problème : des activistes inventent un virus informatique indétectable qui contamine chaque ordinateur sur la planète (facile, il suffisait d'y penser), et quand ils l'activent, toutes les machines du monde deviennent publiques et accessibles à tout le monde. Secrets d'état, informations financières, mais aussi chats privés, caméras publiques, photos personelles… tout devient disponible à tous. Le bouquin accorde une (1) phrase entière sur les effets négatifs potentiels de ce cataclysme de confidentialité, en disant que ça a du affecter quelques amitiés et couples, mais à part ça, ça va, pas de problème. Tout le monde peut lire vos emails et votre dossier médical mais c'est tranquille. L'information étant libérée, le quidam moyen a maintenant accès à autant d'information que la NSA ou Facebook, et ça aplatit tout le système. Ok.


On continue dans la fantasy en expliquant comment renverser des mega corporations telles que Amazon. Ici, on nous parle d'un groupe qui organise des boycotts visant certaines entreprises. Un jour le groupe vise Amazon, leurs revenus chutent de 10% sur une journée, et voilà, Bezos est vaincu, il annonce immédiatement une augmentation des salaires de tous les employés de 50%. Simple !


C'est vraiment difficile de décrire à quel point il est atterant de voir Yanis Varoufakis, un politicien et homme de gauche expérimenté, croire et nous décrire le Père Noël ainsi. Des boycotts contre Amazon (ou n'importe quelle grosse boite), y'en a des dizaines par an, et aucun n'obtient jamais ce genre de succès. Le bouquin n'explique absolument pas comment ou pourquoi cette action particulière réussit à rassembler autant de gens (pour réduire le revenu d'Amazon de ne serait-ce que 10%, on parle sans doute de millions de consommateurs). Aucun boycott moderne n'a jamais réussi un tel coup de force. Et même si c'était possible, Amazon s'en fouterait : 10% sur une journée c'est anecdotique, surtout en comparaison de l'explosion du coût que augmenter les salaires de 50 (!!) pour cents représenterait. C'est totalement insensé et irréaliste, et une fois de plus, Yanis devrait le savoir.


Le reste du chapitre sur la transition contient d'autres coups de poker magiques dans le même style, tant est si bien que en l'espace de 10 ans (pour les pays les plus lents, 4 ans pour la Chine !), toute la société est transformée. Aucune resistance du Capital, aucune violence, rien. Apparemment les oligarches se sont tous dit "ah mazette, les pécores ont trouvé la technique, nous sommes battus, quittons nos palais et allons vite rejoindre leurs rangs pour bâtir la société du futur où nous seront tous égaux !". Pour quelqu'un qui a clairement lu Marx (il est cité plusieurs fois, bien entendu), c'est du non-sens total. La seule concession que Varoufakis accepte, c'est que la fin du capitalisme n’entraîne pas mécaniquement la fin du sexisme : dans ce nouveau monde, les femmes, bien que mieux loties économiquement, peinent toujours à faire entendre leurs voix, étouffées par une bien-pensance et un politiquement correct omniprésent. Mark Fisher disait qu'il est plus facile d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, mais apparemment les deux sont plus concevables que la fin de la patriarchie.


Pour résumer, il y'a quelques idées intéressantes, notamment sur cette économie basée sur des coopératives et sur sa version du revenu universel, et ceux qui sont branchés en politique monétaire seront peut être titillés par quelques autres idées dans ce sens, mais l'irréalisme totalement anhistorique de comment ces systèmes pourraient émerger ou fonctionner font que leur application pratique est difficile à imaginer. Et puis les persos sont relous et ils arrêtent pas de parler de Platon et de moussaka.

Timst
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le 26 mai 2021

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