Il y a belle lurette, je recevais encore des mails du site Fluctuat me tenant au courant de certains articles récents. Je n'allais jamais sur le site autrement, et je ne sais même pas comment je me suis retrouvé abonné à cette newsletter, mais à chaque fois je lisais le mail et il y avait toujours un ou deux articles pour m'intéresser.
C'est comme ça que j'ai découvert Die antwoord, dans un article sur les clips les plus trashs de 2011, par exemple.
Et un jour, c'est un article nommé "Qui peut détrôner Chuck Palahniuk ?" qui a attiré mon attention. Ayant lu avidement pratiquement tous les bouquins de l'auteur de Fight club parus en France, j'ai pris note des noms d'auteurs cités dans la liste, les gardant en réserve pour un jour où je serais à court de Palahniuk et où il me faudrait un substitut.
Il y avait Brian Evenson. Il y avait Christopher Moore (dont j'avais déjà lu Le lézard lubrique de Melancholy cove, assez gentillet). Et il y avait Antoine Chainas.
Quand j'ai cherché l'autre jour en boutique, ça s'est joué à celui que je trouverais le premier en rayon. Trouvé aucun Brian Evenson.
J'ai trouvé plusieurs Chainas, et alors que j'avais noté Versus, j'ai opté pour Anaisthêsia, moins épais, pour tester. L'image de couverture de l'édition Folio, et le fait que ce roman ait reçu un prix, ont aidé.
Et le résumé au verso, le résumé, oh ça oui. Il évoque un policier black dans une ville de blancs, défiguré et devenu insensible à tout depuis un accident de voiture. Pour arrêter une tueuse, il devient, sous couverture, un esclave sexuel dans un club privé.
Ca avait l'air barge, et je voulais savoir comment diable l'auteur avait bien pu justifier un truc pareil !

Aux premières pages, je me dis "ouais, je vois ce que l’auteur essaye de faire", en décrivant en détails les procédures de traitement d’un cadavre à la morgue, s’appuyant sur de nombreux termes techniques. Il cherche à pointer du doigt cette aseptisation de la mort, qui n’a plus rien de naturel, avec ce que l’homme et ses institutions ont créé comme rituels.
L’intention est si évidente, que je ne savais trop qu’en penser.
Ca se prolonge sur plusieurs pages, pour finalement être démonté par le personnage principal qui prétend vraiment savoir ce qu’est la mort.
Il s’estime déjà mort.
On retrouve les mêmes types de détails techniques plus tard, qui traduisent en fait l’insensibilité du protagoniste, qui, tel que l’exprime la citation en préface ("les nomenclatures et les marques sont les dernières choses auxquelles ceux qui ne croient plus se raccrochent"), se rattache à des bêtises tangibles.
Le personnage, tel les objets qu’il décrit dans leurs moindres détails les plus futiles, comme la table 95x38x38 sur laquelle est affalée sa junkie de femme, n’est plus que purement fonctionnel, c’est tout. Il continue de vivre, mais il n’y a plus rien en lui.
Le nom du personnage, Désiré Saint-Pierre, tarde à arriver. Il est cité quand le personnage se doit de se présenter à quelqu’un d’autre, sinon le récit aurait pu continuer sans. Je ne m’étais même pas rendu compte de ce manque.
Quand des larmes coulent des yeux de Désiré, c’est un automatisme de son système hydratant, ce n’est pas parce qu’il est triste.
Ses pensées sont formatées par des formulaires qu’il a dû remplir à foison, parmi d’autres tests établis pour juger de son état. L’écriture du roman en est affectée, prenant l’apparence de QCM, lorsque le personnage de Désiré, incapable de ressentir et de savoir exactement ce que ressentent les autres, établit plusieurs options. Cette idée est celle qui rappelle le plus le style de Palahniuk ; autrement, les seuls liens sont l’esprit contestataire et critique, et le goût pour le choc.

Le personnage principal garde tout ce qui lui nuit (ce qui lui nuit, pas ce qui lui fait du mal, la nuance est importante). Les graffitis injurieux sur sa porte. Les lettres de menace reçues dans sa boîte aux lettres déglinguée. L’un des messages est "Té mort". Désiré approuve.
Je croyais au départ, naïvement, qu’au fond de lui, le personnage était amusé par ces lectures.
Je ne sais pas pourquoi il fait ça. Lui non plus, je pense. Il n’y a pas de raison non plus pour laquelle il reste en vie. Quoique, que quelqu’un le tue ne le dérangerait pas.
Il est juste indifférent. En fin de compte, peut-être croit-il que lire les lettres de menace va provoquer une réaction en lui. De même lorsque plus tard, il essaye désespérément de chercher une douleur qu’il a cru ressentir, juste à peine. Il cherche ainsi un signe indiquant qu’il existe encore. Car sans ressentis, on n’a plus rien d’une existence humaine (c’est ce qui est signifié à la toute fin lorsque le personnage ne se voit plus dans le miroir ; auparavant, il y a eu des allusions à sa "disparition", aux yeux des autres, dont une malade au champ de vision réduit).
En y réfléchissant, je me dis que s’il ne se tue pas, c’est justement à cause de cette indifférence par rapport à tout. Vivre ou mourir, cela ne changerait rien pour lui, il s’en fout tout simplement. Par défaut, il continue d’errer parmi les vivants.

Désiré bénéficie de ce que je voudrais avoir : une absence d’émotions et de ressentis. Certes il n’y a plus de plaisir, mais surtout il n’y a plus de douleur.
A chaque début de chapitre, il y a d’ailleurs des citations de malades divers, ou plus tard de personnes engagées dans des activités d’une façon telle que ça en devient malsain, qui évoquent des sensations qui n’appartiennent pas au monde des vivants, des sensations de bien-être issues de la douleur.
Ces extraits (réels, fictifs ?) sont réunis dans l’ensemble par l’idée que ces personnes sont biens dans leur condition, même s’ils sont malades en phase terminales, scarificateurs, ou anorexiques. Certains veulent même ne pas se débarrasser de leur affliction.
Comme Désiré. Il craint à un moment de ressentir de l’inquiétude, se demandant ce qui lui arrive. Il arrive néanmoins à se convaincre qu’il y a toujours la même absence en lui.

L’aigreur du protagoniste permet (et se voit à travers) un grand regard critique et désabusé sur tout. Son cynisme m’a fait rire plus d’une fois, par des remarques ou formulations bien senties. Lui ne rit pas du tout.
Désiré a été choisi par ses supérieurs pour la bonne image qu’il donnerait à la police en résolvant une affaire importante, mais il reste à part, enfermé dans un bureau qui lui a été assigné et où il ne peut rien faire de mal tandis que les autres arrangent les conditions de sa future gloire face aux média.
Il n’est qu’un objet pour faire bonne figure. On le sort de sa boîte quand, avec sa balafre et son impassibilité, il sert à faire peur durant les interrogatoires.
Désiré est conscient de tout ça, comme le serait n’importe quel black au même poste que lui. Sauf que sa condition fait qu’il énonce ce qu’il pense.
Dans la description de la vie dans son quartier, je pensais que la misère était exagérée. Mais l’auteur est conscient que c’est ce que l’on pourrait penser, et fait dire à son personnage que c’est ce que s’imaginent les gens qui vivent dans des quartiers où le double-vitrage les protège de la fureur du monde.
L’auteur sait ce qu’il fait, conscient des réactions du lecteur. Il est conscient aussi de l’ironie qui réside dans le fait qu’un black se retrouve à faire l’esclave sexuel, et il l’exploite. Il est conscient aussi des possibilités liées à un personnage qui ne ressent plus la douleur, menant immanquablement à un duel final sans merci.

Anaisthêsia est plein d’idées géniales, mais qui tiennent essentiellement au style d’écriture, à certaines formulations qui sont pertinentes et font rire.
Les idées de l’ordre de l’intrigue sont plus étranges. Il y en a des bonnes (la révélation sur l’accident, l’histoire de la voisine de Pat), d’autres justes très bizarres, qui font presque intrus. Dans la seconde partie du roman débarque une tueuse aux skills de ninja, accompagnée d’un nain assassin redoutable. C’est curieux, mais ça s’accepte.
J’ai vraiment adoré Anaisthêsia en tout cas. J’ai adoré son personnage principal, souhaitant fortement qu’il ne revienne pas à un état normal ; il y a de superbes idées littéraires, et les thèmes abordés sont très bien développés, avec des réflexions menées très loin.
Je me souviens que j’ai dévoré les 100 premières pages en un jour, ce qui est énorme pour quelqu’un comme moi qui lis si peu. Je n’ai pas eu le même engouement par la suite, mais j’ai tout de même beaucoup accroché à ce roman.
Avant même de l’avoir fini, j’avais déjà acheté "Aime-moi, Casanova", le premier livre d’Antoine Chainas.

Et j’ai vu le blog du monsieur, il lit des comics de Frank Miller et se moque du spectacle Dracula de Kamel Ouali. Un homme bien, en somme.
Fry3000
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Créée

le 8 août 2012

Modifiée

le 8 août 2012

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Wykydtron IV

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