Toi qui nous a quittés sans partir tout à fait

Pourrais-je écrire le jour en question ? J’en doute.

Dans quel état d’esprit serais-je le jour de ton anniversaire ?

Viendras-tu encore plus me hanter ? Toi dont je ne peux encore faire le deuil.

Toi, partie l’an dernier. Désir d’une nouvelle vie, toi et lui, après des années d’attente.

Tu étais encore jeune. La retraite enfin.

Tu étais pourtant un peu étrange depuis quelques temps. Tu parlais peu, semblais tout le temps ailleurs.

La dernière fois, j’ai commencé à ressentir une sorte d’angoisse.

Tu lisais pour toi-même ce journal, alors que j’étais là à discuter avec ton compagnon juste à côté. Comme si tu faisais la lecture à quelqu’un.

Je suis parti peu après. Je devais rentrer. Parti avec cette scène dans la tête.

Que se passait-il ?

J’avais envie de demander à ton compagnon, mais quelque chose me retenait. Cette palissade que vous aviez toujours érigée entre vous et les autres. Même moi.

Et j’ai vécu votre départ plein de doutes et de questions.

Vous n’étiez plus là. Vous étiez loin. Si vous aviez pu vous installer sur une île vous l’auriez fait.

Et moi, du coup, je revivais de très vieux souvenirs tristes d’adolescent abandonné quand vous étiez partis sur Paris. L’ado ressuscité sans crier gare.

Je n’ai pas compris alors ce surgissement d’émotions enterrées.

Et puis, voilà, quelques mois plus tard, cloué au lit par une grippe carabinée en pleine période des fêtes, la nouvelle tombe après que j’ai fini par cuisiner ton homme torturé que j’étais par toutes mes interrogations.

Le verdict était tombé. Un mot redouté et prévisible, accolé à un stade d’évolution.

Après ce nouvel abandon, tu allais t’effacer, t’estomper progressivement. J’allais voir à travers toi comme à travers un fantôme.

C’était ton truc de jouer les fantômes, il faut dire. Tu passais ton temps à disparaître des radars, ne donnais que rarement des nouvelles. Et ta mère comment va-t-elle ? Je n’en savais rien. On me regardait interloqué.

Il fallait toujours que ce soit moi qui te relance, sauf quand c’était mon anniversaire.

Mais voilà, ce que j’ignorais c’était que maintenant cette image estompée peu à peu de toi allait me poursuivre et filtrer très souvent ma réalité.

Bouleverser mes représentations, mon quotidien. Me faire vaciller.

Que tu allais me hanter bien plus que je ne me le figurais.

Avant, ce n’était rien en comparaison.

Je ne sais même pas si tu me reconnaîtrais encore maintenant. Je n’ai pas osé lui proposé la photo de classe de ma fille que j’avais commandée pour toi.

J’imagine sa détresse, sa tristesse, son désespoir, son angoisse.

Sa fatigue à lui qui te prend en charge du matin au soir et du soir au matin. Sans avenir autre que la disparition définitive de la femme qu’il a aimé pendant des décennies. Non, ça ne sert à rien désormais, elle ne saura pas qui c’est sur la photo.

A quoi cela sert que tu m’aies eu si jeune si c’était pour t’en aller si tôt de ma vie ?

Qu’on ne puisse jamais solder nos comptes une bonne fois pour toute et s’aimer naturellement comme mère et fils, s’aimer simplement ?

J’aurais aimé te voir devenir une petite mamie aux yeux pétillants d’intelligence, car Dieu sait que tu l’étais intelligente. J’aurais aimé vous voir vieillir ensemble.

Mais tu as toujours été atypique, et ta fin finalement n’aura pas laissé la moindre chance à une quelconque normalité. Tu ne seras jamais une vieille femme. Comme tu n’as jamais été une vraie mère, ni une vraie grand-mère.

Tu auras été toi jusqu’au bout. 100% toi. A mille lieux des clous.

A dix mille lieux de nous maintenant.

Et nous, on fait quoi avec ça ?

Et moi, je garde quelle image de toi ?

Surement celle où tu étais à mes côtés souriante et un peu éblouie par le soleil avec le chat rouquin dans tes bras, pendant que je faisais la moto sur le tas de sable.

Celle là pour occulter toutes celles qui me viennent quand je pense à toi aujourd’hui et dont je ne veux rien garder. Toi qui n’a que 69 ans pourtant.

Je sais que tous ces mots sonnent comme à un tas de reproches.

Mais là, je ne puis rien d'autre. Rien.

Initials-BD
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le 23 nov. 2023

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Initials B.D.

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