Je sais gré à feu mon beau-père Pierre Martin d'avoir rassemblé dans cet ouvrage le carnet de route quotidien et les lettres écrites par son grand-père, le médecin-major Albert Martin, et adressées à sa femme, sa chère Blanche, durant la Première guerre mondiale.


Car, ainsi qu'il est précisé dans l'introduction à cet ouvrage remarquable, d'une très précieuse richesse documentaire :



Peu nombreux sont les témoignages des médecins sur la guerre 14-18. Plus rares encore, ceux qui, évoquant des expériences communes vécues jour après jour, sur les marches de la bataille, fondent par leurs concordances, plus que les témoignages isolés, une connaissance prouvée des hommes et de la vérité de l'Histoire.



Bien des sentiments m'ont habitée pendant cette lecture, pendant ces quelques jours renversants passés auprès d'Albert et de ses comparses  (dont celui qui deviendra un célèbre écrivain et dont on lit déjà les subtiles saillies littéraires, Georges Duhamel).


Parmi les sentiments qui m'ont traversée figure souvent l'admiration, immense, pour cet homme de bien que fut Albert - dans la plus stricte définition qu'en donnait le stoïcien Marc-Aurèle, qui voulait qu'un homme demeure un promontoire, même face à l'adversité.


Nous suivons Albert le chirurgien appelé sur le front dès le début du conflit et contraint de laisser la ferme familiale (car l'homme est aussi agriculteur, et se vouera également corps et âme au développement agricole local en Normandie) à son jeune fils de 15 ans et à sa femme. Le caractère épistolaire de ces pages renforcent l'attachement du lecteur pour le narrateur en ce qu'il livre toute sa sensibilité lorsqu'il écrit.


Dans un français châtié et admirable comme on n'en fait malheureusement plus, Albert Martin raconte, jour après jour, ce qu'il voit, vit, fait, ressent. Et chaque page est un bouleversement. Il souligne bien aussi à quel point les lettres reçues sont un soutien moral de choix sans lequel les ténèbres guetteraient encore davantage.


Son ambulance accueille les corps - très gravement blessés ou tout simplement morts et enterrés à la hâte dans des fosses communes qui se remplissent bien trop vite. Albert dit les amputations terrifiantes de jeunes hommes, les lettres désespérées des parents désormais amputés à vie d'un être cher, les larmes, l'horreur, partout, tout le temps. Mais il faut tenir bon et faire preuve de courage, si l'on veut pouvoir se rendre utile : Albert exècre l'oisiveté et les délais auxquels il est parfois soumis en attendant une affectation précise lui pèsent presque davantage que le débordement d'urgences absolues. Il dit qu'il est peut-être heureux qu'on ne se représente pas la salle d'opération d'une ambulance du Front, tant les situations monstrueuses y sont légion, insoutenables d'horreur.


Affliction innommable, fatigue incommensurable, parfois désoeuvrement inexplicable suivi de périodes de coups de feu atroces, décisions à prendre à la hâte mais précisément, le tout sous le feu nourri des canons et des obus de l'ignoble Kaiser qui éclatent jour et nuit : tel est le quotidien d'Albert et de ses compagnons médecins dans l'oeil du cyclone guerrier.


Pourtant ce livre est loin de n'être qu'un témoignage médical et historique précieux sur une période navrante à tous points de vue, qui mettait à rude épreuve les coeurs les plus solidement aguerris. Se déploie en effet superbement le portrait d'un homme au dévouement incroyable, réputé difficile de caractère (militaire !), d'une compétence formidable en tant que chirurgien, pionnier dans bien des domaines, énergique et enthousiaste mais aussi homme de coeur à la droiture morale remarquable, homme sensible qui tient la main de ses blessés, pleure avec les poilus de retour du front étreignant leurs compagnons mutilés.


Car ce sont bien les relations humaines - et la relation au vivant de manière générale - qui m'ont bouleversée dans ces pages. L'amitié, la tendresse et l'admiration que porte Albert Martin à ses compagnons - et qu'il ne manque pas d'exprimer avec une spontanéité et une sincérité touchantes - tout autant que celle qu'il voue à ses amis à quatre pattes (le fox-terrier Poilu, mascotte de l'ambulance, et Robec le cheval) sont très révélatrices du climat de la sensibilité des hommes d'alors.


A l'époque, l'amitié, l'honneur, la reconnaissance sont loin d'être de vains mots. Bien sûr, le climat de guerre exacerbe les passions mais il faut voir la profondeur des liens noués entre les hommes dans ce contexte pour comprendre que ces années ont changé leur vie à jamais - et la psyché collective des belligérants.


Albert Martin nous offre aussi ses réflexions sur les (déjà !) lourdes tâches administratives et autres chronophages paperasseries qui lui prennent un temps précieux qui serait mieux exploité ailleurs. Il soulève aussi parfois les absurdités dans l'organisation des corps médicaux sur le Front, les modifications insensées des ambulances, la hiérarchie toute-puissante à laquelle il faut bien se soumettre  (car le respect des supérieurs est sacré). Que de constats qui disent déjà bien les entraves typiquement françaises, les boulets qui entravent son bon fonctionnement et sa marche optimale.


Il livre aussi quelques remarques au vitriol sur l'égoïsme crasse de certains hommes d'église comme cet aumônier qui se souciait de remplir son verre et son assiette avant les autres..


Quand on voit les sacrifices faits pour défendre et libérer la France du joug allemand, on se prend à s'indigner face à la soumission dont fait preuve au XXIème siècle l'Hexagone face à Berlin. De là à dire que tous ces jeunes fauchés dans la fleur de l'âge - et la fleur au fusil - l'ont été pour rien, il n'y a malheureusement qu'un pas...


Ces pages sont l'occasion rare de déguster un cocktail humain à la fois désolant et vivifiant, qui finalement redonne de l'espoir, singulièrement.


A lire les attentions d'Albert envers les soldats blessés - français ou non d'ailleurs - ces douches qu'il installe pour eux, ces fanfares qu'il leur offre pour tenter de leur redonner du baume au coeur, cette émotion qui l'étreint (et nous avec !) à la vision de ces indescriptibles moments de fraternité entre hommes.. Il y a de quoi être bouleversé. Aucune vanité nulle part dans ce livre qui est aussi une ode au courage, à l'enthousiasme et au patriotisme, encore des termes qui avaient un plein sens à l'époque.


Albert raconte l'abnégation souriante des soldats blessés qui n'attendent qu'une chose : retourner sur le front pour défendre leur nation, au péril de leur vie. Lire cela en 2019 est hallucinant. Quel jeune de 20 ans aujourd'hui serait prêt à mourir pour sauver son pays ? Position admirable et qu'on ne peut pourtant s'empêcher de trouver folle, tant la guerre est une absurdité totale, sans doute le plus grand fléau de l'humanité, la pire des pestes.


Que des hommes comme Albert, qui ont fait de leur vocation à préserver la vie un sacerdoce, se retrouve à couper des bras ou des jambes pour sauver un jeune homme du trépas est à la fois admirable et tragique. A écrire ces lignes, mes yeux se brouillent : quel gâchis que tout cela et surtout, cent ans plus tard, que reste-t-il du sacrifice de tous ces hommes si jeunes et si courageux ?


Pour résumer, on pourrait reprendra la célèbre phrase de Prévert : quelle connerie la guerre.


Restent ces éclats d'humanité au milieu des éclats d'obus, cette découverte de tant de héros anonymes et d'un héros familial, Albert Martin avec lequel je compte bien cheminer quelque temps, avec la même douceur contemplative qui fut la sienne lorsqu'il battait la campagne avec Robec et Poilu. Lui qui est né à Beaurieux et qui a finalement permis à la famille Martin - et indirectement à moi - de s'ancrer à Beaulieu-sur-Mer où ses arrière-arrière petits-enfants coulent des jours radieux.


Précieux, beau, cruel, immensément émouvant et si inspirant - un récit à lire et à relire.

BrunePlatine
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le 6 juil. 2019

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