Ce qui aurait pu être

L'uchronie est un exercice difficile et tendancieux : prédire et estimer les futurs possibles exige de tenir compte de dizaines, voire de centaines de paramètres et de facteurs qui sont plus ou moins difficiles à estimer -et généralement plus que moins.
Je crois que le plus risqué dans une uchronie est de tomber dans le roman national bas de gamme. C'est d'autant plus facile quand on parle du désastre de 1940; sans aucun doute la pire défaite de notre histoire, celle qui engendra le plus de traumatisme, de destructions et de conséquences à long terme dont on vit encore les effets, presque un siècle après.

Pourtant, l'idée d'une France qui n'aurait pas capitulé en juin 1940 ne vient pas de notre pays. Dès les années 50, des simulations militaires anglo-saxonnes s'étant intéressées au sujet avaient "rejoué" la campagne en tenant compte des forces en présence et testé différents scénarios, et étaient parvenues à la conclusion que la France avait bel et bien les moyens de continuer la guerre.

Il ne s'agit pourtant pas d'inverser le cours de la campagne initiale : toutes les études sur le sujet, tous les spécialistes interrogés et toutes les simulations testées sont claires sur ce point : fin juin 1940, la bataille de France est irrémédiablement perdue. Il n'existe aucun moyen de changer ce triste résultat, si ce n'est en faisant d'importantes modifications des choix politiques et stratégiques en remontant dix années auparavant.

Non, l'objectif de cette uchronie, c'est de démontrer que bien que battue à plate couture en métropole, la France avait pourtant les moyens de continuer la guerre depuis son empire colonial; un état de faits que l'Histoire a rapidement oublié. Ce projet n'était pas une vague hypothèse mais un plan bien arrêté dans la tête de Paul Reynaud, Georges Mandel ou encore Charles de Gaulle, projet qui aurait pu être concrétisé si Reynaud avait su taper du poing sur la table face au camp des défaitistes et imposer ses vues.

Pour éviter de tomber dans l'écueil facile de la réécriture chauvine nourrie de frustration, il fallait croiser et multiplier les sources et c'est heureusement ce qu'à fait le collectif rassemblé par Jacques Sapir et Frank Stora. D'abord en se basant sur une impressionnante bibliographie rassemblant des témoignages d'époques, les études menées sur le sujet ces dernières décennies et les données connues concernant le nombre, la disposition et le rapport des forces et des moyens matériels, humains, politiques et financiers de chaque belligérant. Ensuite, en travaillant de concert sur le site dudit projet FTL (pour Fantasque Time Line) avec une équipe de spécialistes américains, australiens, britanniques, russes, japonais, italien et même un Allemand sur la crédibilité de chaque option et la probabilité de chaque variable. Les écrits des historiens références en la matière comme Ian Kershaw et Robert Paxton ont été notamment très utiles en la matière.

Finalement, "Et si la France" est un déchirement. Pas parce qu'il est fragile ou mauvais, mais parce qu'il est au contrairement affreusement crédible, et qu'à la lumière des sources historiques et de l'historiographie internationale de ces trente dernières années, il apparaît que ce livre aurait pu être un livre d'histoire au lieu d'être un récit uchronique.

D'autant plus déchirant pour nous, français, que lorsqu'on réalise que ce tournant de l'Histoire s'est joué, cet été-là en quelques jours, voire en quelques heures, et dans les mains et les esprits d'une poignée de personnes. Une autre histoire de la dernière guerre mondiale aurait alors été écrite...