« Nous ne sommes sûrs de rien, mais il est intéressant d’envisager la possibilité que les principaux personnages de la fin de l’âge du bronze se soient réunis en Égypte pour un événement important, à la manière dont les grands de ce monde se rassemblent aujourd’hui pour un mariage royal britannique ou une réunion du G‑8 » (p. 39 de l’édition de poche). Outre le parallèle avec notre modernité qui me paraît au pire abusif, au mieux inintéressant, je ne vois pas l’intérêt des hypothèses de ce genre. S’il est toujours « intéressant d’envisager » toutes sortes de « possibilité[s] » dès lors que « nous ne sommes sûrs de rien », ce n’est plus de l’histoire : à ce compte-là, qu’on laisse aux auteurs de (science-)fiction le soin d’imaginer que les nazis aient gagné la Deuxième Guerre mondiale ou que le Masque de fer soit un bâtard royal…
Or, pourquoi ? Pourquoi forcer des comparaisons avec notre modernité, parlant ainsi de mondialisation pour des civilisations occupant un espace encadré, en gros, par la Sardaigne, l’Égypte, la Mésopotamie et l’Anatolie (1) ? Pourquoi lorgner vers la fiction ? Pourquoi, dans le titre, dans le titre, 1177 et pas 1285 ou 1170 ? Dans le corps du texte, Eric H. Cline admettra qu’il n’y a pas vraiment de réponse… Pourquoi, d’une façon générale, cette « dramatisation » – c’est l’auteur lui-même qui le dit (dans la préface, pages 9-10), s’appuyant sur une formule de Braudel mal comprise ou peut-être mal traduite –, qui déguise artificiellement « en quatre actes » l’approche chronologique qui structure l’ouvrage ?
Que les féministes veuillent bien m’en excuser, je n’ai pas trouvé d’équivalent mâle à la comparaison : 1177 avant J.‑C. ressemble à une très belle femme attifée comme une pute de zone industrielle. Non seulement le procédé est dégradant et laid, mais il ne trompe pas grand-monde (2).
Alors que le propos est passionnant en lui-même. Il suffit de feuilleter les notes bibliographiques, abondantes et très à jour, mais malheureusement en majorité anglophones, pour prendre la mesure de l’érudition et de la documentation massives sur lesquelles s’appuie l’ouvrage. Alors que la tradition historiographique produit surtout – et paradoxalement ? – des spécialistes d’une culture, voire d’une période d’une culture, Eric H. Cline évoque à la fois les civilisations égyptienne, grecque continentale, hittite, minoenne / mycénienne, à l’occasion phénicienne, assyrienne, ougaritique ou babylonienne, sans compter ces fameux « peuples de la mer » qu’on appelle ainsi par défaut. De même, les analyses proposées, portant sur les documents et sur les monuments, empruntent aussi bien à l’histoire qu’à l’archéologie – et à l’occasion à l’anthropologie –, sans que cela permette – l’auteur en a conscience et le souligne régulièrement – de combler les lacunes inhérentes à l’histoire antique.
Le véritable mérite de 1177 – et sur ce plan, il faut rendre grâce à l’auteur de ne pas chercher à révéler quoi que ce soit – réside moins dans ses conclusions que dans sa démarche, comme une promenade dont l’intérêt est précisément de se promener, plutôt que d’aller quelque part. Comme on pouvait s’y attendre, « Bien plus que l’arrivée des Peuples de la Mer en 1207 et 1177 av. J.‑C., que la série de tremblements de terre qui ont secoué la Grèce et la Méditerranée orientale pendant une cinquantaine d’années, de 1225 à 1175 av. J.‑C., que les famines et le changement climatique qui pourraient avoir ravagé ces régions à ce moment-là, ce que l’on observe est le résultat d’une “parfaite tempête” » (p. 191), si bien que « la théorie de la complexité […] pourrait être la meilleure approche pour expliquer la fin de l’âge du bronze récent en Méditerranée grecque et orientale dans les années postérieures à 1200 av. J.‑C. » (p. 195). Façon élégante (et peut-être un peu pédante) de dire que l’effondrement qui fournit le sujet de l’ouvrage n’est pas la conséquence d’une seule cause…


(1) On pourra dire que mondialisation ne traduit pas exactement globalization ; mais dans globalization, il y a globe. On sait d’autre part que, même au XIVe siècle avant J.‑C, le monde ne se limitait pas aux rivages de la Méditerranée.
(2) À la décharge de l’auteur, la traduction, parfois boiteuse, n’aide pas toujours.

Alcofribas
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le 6 mars 2018

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