Cover Lectures et commentaires (2024)

Lectures et commentaires (2024)

À lire :
Notre part de nuit, Marianna Enriquez
Cent ans de solitude, Gabriel Garcia Marquez
Obéron, Wieland
Les Chouans, Balzac
Codine ; Mikhaïl ; mes départs ; le pêcheur d'éponges, Panaït Istrati
Stello, Alfred de Vigny

Liste de

31 livres

créee il y a 5 mois · modifiée il y a 2 jours

Un ennemi du peuple
7.2

Un ennemi du peuple (1882)

En folkefiende

Sortie : septembre 1992 (France). Théâtre

livre de Henrik Ibsen

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

4 mai
11 mai

(traduit du norvégien par Éloi Recoing)

Une catastrophe couve ; une catastrophe à l'échelle d'une ville dont la prospérité ― sinon la ruine ― se trouvent liées à une station thermale bâtie sur des eaux contaminées... La situation est fort délicate, aucun consensus n'est trouvé pour résoudre le problème. Rien de tel pour révéler les caractères mêlés à ce drame, et là-dessus Ibsen se moque de tous ses personnages. Lorsque leurs convictions s'avèrent n'être que des élans brisés par des points de suspensions par exemple ; ils bafouillent et ils piétinent dans leur lutte d'"opinion" ― au milieu de certaines circonstances bouffonnes, qui plus est... Il n'en reste pas moins que le ton dominant de la pièce est grave (cela va bien plus loin qu'une affaire de salubrité publique) ; elle éclaire de façon plutôt originale et éloquente un problème plus fondamental : Qu'est-ce qui fait que le bon sens tombe à l'eau ? ― Au nom de quel principe une foule se constitue, furieuse et violente ? La modération !... la modération de ce cher Aslaksen. Sous la férule habile d'une autorité sachant parler de l'"intérêt général" : l'absence d'opposition ― celle aussi qui voit éclore son antagoniste : à savoir l'ennemi du peuple. Celui qui largement écopé des moqueries de l'auteur et qui éclate ensuite dans un long discours (fameux morceau ayant un intérêt en lui-même)... Sa métamorphose, qui semble un peu maladroite ― "tout s'est embrouillé dans ma tête" dit-il seulement ―, marque bien l'indécision de la pièce qui oscille entre drame et comédie comme entre deux inconciliables. Le personnage eût pu être plus approfondi en amont de ce climax oratoire ; l'esquisse de son caractère faite par son frère m'avait donné l'idée qu'il y avait eut de précédentes crises entre eux. Mais peut-être m'avançais-je trop.

121 pages - Actes Sud

Nostromo
8.1

Nostromo (1904)

(traduction Philippe Neel)

Sortie : 1926 (France). Roman

livre de Joseph Conrad

Elouan a mis 9/10 et a écrit une critique.

Annotation :

11 avril
1er mai

(traduit de l'anglais par Paul le Moal)

526 pages - Gallimard (Folio)

La Terre qui meurt
7.2

La Terre qui meurt (1898)

Sortie : 1898 (France). Roman

livre de René Bazin

Elouan a mis 5/10.

Annotation :

22 avril
30 avril

J’aime lorsqu’un écrivain recréé une réalité ― inaccessible d’une certaine façon, enfouie dans le temps ― j’aime qu’il la fasse revivre avec moult détails mais d’une telle manière qu’on sorte du simple documentaire : par le style de l’auteur, par sa vision, ou encore par une qualité de la fiction ou des personnages qui nous immerge dans ladite réalité. Celle évoquée par René Bazin était le présent de son point de vue : une terre sillonnée de chemins d’eau, que l’on parcoure en yole (barque), une terre qui meurt, parce que la campagne, la paysannerie meurent. René Bazin a quelques notations assez agréable à lire pour la dépeindre, quelques mots glissés en marge de l’histoire, comme s’ils y participaient finalement assez peu. Seul le déroulé des événements est porté par le dialogue ― ou commenté par les personnages ― dialogue qui est d’ailleurs assez pauvre, monotone (ils disent leur situation, annoncent une action, c’est presque tout) ; l’introspection est inexistante, de sorte qu’on se demande pourquoi on devrait être sensible à leur malheur particulier. Outre la mise en scène d’un fait sociologique ― le désengorgement des campagnes, donc ― il n’y a guère que deux amourettes, deux pauvres allusions qui ne semblent guère intéresser l’auteur plus que nous. Je suis peut-être un peu sévère pour celle de l’infirme ― mais il est tellement dommage que ses personnages manquent à ce point de profondeur, manquent à ce point d’intérêt.

235 pages - Marivole

Les Deux Soeurs
7.8

Les Deux Soeurs (1845)

Zwei Schwestern

Sortie : 2004 (France). Roman

livre de Adalbert Stifter

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

14 avril
25 avril

(traduit de l'allemand par Claude Maillard)

Au désordre des événements qui s’enchaînent, aux drames ou à toutes formes de tension narrative, Stifter préfère une vibration singulière, celle d’un bonheur tout simple, soi-disant inénarrable ― il est rare, du reste. Il faut le talent de Stifter pour le raconter telle quelle, sans altération, sans l’ombre d’une menace pour ses personnages, sinon sous forme de digression, d’échappée, de retour à une époque tout à fait étrangère à ce qui constitue le cœur du roman. L’air de rien, Stifter nous piège avant de nous y mener ; dès l’introduction, il nous trompe avec deux sœurs qui ne sont pas les vraies, avec le mystère d’une tenue sombre, celle d’un vieil homme qui accompagne le narrateur dans une voiture. Stifter nous intrigue, fait semblant de nous raconter une histoire pour nous signifier plus tard que là n’est pas l’essentiel. C’est à une maison qu’il nous mène, un havre de paix champêtre évoquant celui des Affinités électives de Goethe, à cela près que Stifter n’est pas aussi profond dans Les deux sœurs ; tout se concentre dans cette douceur et dans ce cadre qui malgré tout, fige le roman. Le miracle est qu’on n’en ressente pas l’ennui, ou alors habillé de soleil et de quiétude, suivant les personnages qui se promènent en Italie ; explorant ce tableau que Stifter peint sur leur chemin. Le cadre s’ébranle un peu dans un faux suspens, pour laisser place à un sentier qui bifurque : le roman est une hésitation du personnage entre deux voies ; l’image discrète et toute feutrée de décisions importantes.

160 pages - Circé

La Presqu'île
7.5

La Presqu'île (1970)

Sortie : 1970 (France). Récit, Recueil de nouvelles

livre de Julien Gracq

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

5 avril
15 avril

Le récit Gracquesque, moins développé que les romans, est un mélange de fiction et d'un réalisme assez particulier ― dense, imposant. Gorgé d'eau et de vie, l'espace possède le temps (parce que les traces de plus d'une époque y sont conservés) ; l'espace enserre la fiction qui est comme un fil d'eau extrêmement ténu, où les personnages évoluent comme des ombres. C'est en tout cas particulièrement vrai dans le premier des trois récits : La Route, dans les deux suivants, les personnages existent davantage. Mais de quelle manière... On pourrait presque dire qu'avec Julien Gracq, le réalisme ― et la réalité avec ― paraissent étranges. Le long d'un voyage dans des villes et des contrées recréées, les personnages vivent dans un temps qui s'étire, se suspend. Dans cette lenteur, Julien Gracq pigmente chaque instant d'une émotion, d'une impression sensorielle, d'un frémissement. Il ausculte très attentivement les souvenirs et les espoirs des personnages, non pas pour s'adonner à une analyse, mais pour les étaler dans le paysage, mouler les palpitation du cœur humain dans les changements de ce décor.

Tout s'étire tellement qu'on a là un texte d'une qualité expérimentale, demandant beaucoup au lecteur qui pourrait n'y voir qu'ennui ou leçon de géographie (ce qu'il serait sans la poésie de Julien Gracq, l'étrange instrument d'optique qu'il nous donne afin de mieux observer les choses, son talent à nous fasciner pour elles). Mais on pourrait presque se demander si ce jeu ― expérimental ― en vaut la chandelle. Le récit ressemble aussi bien à un exercice de style parfois, à cause du fait que la part d'invention a pour ainsi dire l'épaisseur d'un papier calque. Autre petit problème : je trouve que la phraséologie de Gracq a légèrement tendance à être répétitive, par rapport à ses autres écrits.
Mais la fiction aussi a ses phases d'intensité, notamment dans cette rencontre très émouvante (Le Roi Cophetua) : dans une pénombre qui a l'air d'être le rêve d'un lieu inconnu, d'un tableau, d'une rencontre sexuelle dont la tendresse bizarre interrompt pour un moment les bruits de la guerre qui obsédaient jusque-là le narrateur.

*: Julien Gracq s'est inspiré de vrais lieux, il a ensuite changé leur nom, pour les dépeindre ensuite à sa manière.

251 pages - José Corti

Si on les échangeait...

Si on les échangeait...

Le Genji travesti

Torikaebaya monogatari

Roman

livre

Elouan a mis 8/10 et a écrit une critique.

Annotation :

voir ma critique

L'Amoureuse Initiation
6.3

L'Amoureuse Initiation

Sortie : 1910 (France). Roman

livre de Oskar Vladislas de Lubicz-Milosz

Elouan a mis 6/10.

Annotation :

1er avril
10 avril

Pour une Amoureuse Initiation, Venise peut faire rêver ; Venise, au XVIIIe siècle (et non au XVIIe siècle comme l'indique le résumé) ― cité idéale dans le charme de l'ancien. C'est là où se niche le cachet du roman, écrit en français par Lubicz-Milosz, et publié en 1910. Son style est complètement anachronique, mais d'une manière insolente, à considérer le personnage (un "original") qui le porte. C'est lui, Pinamonte, qui s'exprime tout seul sur 240 pages ― tout seul, au narrateur des dix premières pages près, qui écoute tout du long notre Pinamonte. Dans ce dialogue à sens unique, on baigne dans une belle décadence baroque, débauche de mots, d'adjectifs, des phrases s'ajoutant aux phrases pour se donner plus d'éclat. On a l'impression que Lubicz-Milosz conçoit son livre comme un seul morceau de bravoure.

L'histoire qui concentre sur elle une telle quantités d'images et de métaphores qui s'accumulent, est celle de Pinamonte face aux tours et détours, aux frasques de sa "gourgandine" (c'est ainsi qu'il l'appelle) et c'est trop... c'est trop. Mais curieusement, j'y revenais, dans la simple idée de m'amuser de l'excès même de cette faconde féroce. Il y en a autant pour l'amour que pour la haine : Pinamonte traîne dans la boue tout ce qu'il avait adoré, Venise comprise, car son humeur est versatile, tourmentée ― son style tout autant (il y a un bel accord entre les deux) ― Pinamonte s'attaque aussi au scepticisme de son époque, pourfendeur qu'il est de la raison au nom des sentiments. Il est pétri de contradictions. Le débat (cette fameuse dichotomie corps / esprit) qu'il y a en lui s'agrège dans la forme avec son désarroi amoureux ; tout semble être dans un seul et même mouvement long, une longue confession à un étranger ― une petite épreuve pour le lecteur.

240 pages - Motifs

L'Exil et le Royaume
7.3

L'Exil et le Royaume (1957)

Sortie : 1957 (France). Recueil de nouvelles

livre de Albert Camus

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

26 mars
5 avril

Les six nouvelles de L’Exil et le Royaume semblent d’abord très différentes entre elles. Sur le plan purement formel par exemple : le cri, le monologue bouillant du Renégat n’a vraiment que peu de rapport avec la simple et classique récit d’un peintre benêt mais touchant : Jonas. Mais on reconnaît Camus presque à chaque fois (hors un petit bémol pour Les Muets, on dirait du Paul Nizan en moins bien) ; l’écrivain sait renouveler son talent d’une manière très appréciable. Toutefois, et jusqu’à ce que je lise la dernière nouvelle, il me semblait qu’il y avait un manque de cohésion, voire de force dans cet ensemble. Est-il mieux de juger ces nouvelles les unes indépendantes des autres ? Je n’en suis pourtant pas convaincu en l’occurrence*. Puis-je énoncer un thème autrement qu’en métaphore ? Je ne le sais pas, je n’y arrive pas. Ce qui lie ces nouvelles et ces personnages pas toujours maîtres de leur volonté, c’est un besoin de respiration ― enfoui, ignoré ― ou bien manifeste dans le silence froid d’une nuit en Algérie ou au Brésil. L’esthétique comble mon besoin de cohésion par certains passages où Camus sait si bien mettre en scène un mouvement sans parole, dans son décor de mer ou d’étoiles ; des choses que l’on perçoit avec les personnages, nous amenant à mieux les « comprendre » ― peut-être pas jusqu’à l’empathie du reste. Les caractères Camusien ne sont ici guère marqués ou marquants (sauf le cas Jonas qui est une exception assez drôle) ils sont finement dessinés dans leur cadre, tandis qu’il ne reste plus beaucoup d’encre.

*: Comme toujours avec Camus, j’ai l’impression qu’il a quelque chose à me prouver, quelque chose de l’ordre d’une unité éclatante.

185 pages - Gallimard (Folio)

Alouette
8

Alouette (1923)

Pacsirta

Sortie : 1923 (Hongrie). Roman

livre de Dezső Kosztolányi

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

19 mars
1er avril

(traduit du hongrois par Ádám Péter et Maurice Regnaut)

Il y a peu d'histoire aussi simple comme celle d'Alouette, que son auteur, Dezsö Kosztolányi considérait comme son plus grand roman. Vraiment, on dirait qu'il ne raconte presque rien. Mais deux événements marquent l'un le début, et l'autre la fin de ce roman dont la plus grande partie est pour ainsi dire entre parenthèses : Alouette, le personnage du titre, est absente. Mais, bon sang, de quoi est-ce qu'on parle alors ? Qu'y a-t-il entre ces parenthèses ? La vie sans Alouette ― une tristesse, le partage d'un sentiment de déréliction pour son père et sa mère ― mais, peut-être aussi un sentiment plus ambigu, inavouable, celui d'une libération provisoire. Alouette, vieille fille laide, vivant chez ses parents, n'est partie que pour une semaine à la campagne. Tout l'art de Dezsö Kosztolányi est de jouer sur cette ambiguïté, avec une sorte de délicatesse, goguenarde ou tendre. Joies et chagrins se mélangent dans une débauche soucieuse chez le père qui divague. La narration louvoie, digresse, semble parler de tout autre chose que de sa protégée : foule indifférente de personnages secondaires, mais que curieusement Kosztolányi traite comme s'ils étaient principaux, pour un moment ― le temps pour l'auteur de dévoiler la vie maladroite de ces êtres plutôt touchants en fait ― désespérés, joyeux. Alouette est plein de détails charmants mais dont la musique s'élève pour retomber régulièrement ― parfois j'ai eu malgré tout le sentiment d'une vaine dispersion, sans thème, et je restais sur ma faim. Jusqu'à ce que ce que je comprenne que ces réjouissances délimitent une place dans le monde, et qu'elle laisse place à une tristesse cette fois-ci sans mélange.

239 pages - Viviane Hamy

Guerre et Paix
8.2

Guerre et Paix (1867)

(traduction Elisabeth Guertik)

Война и мир (Voyna i mir)

Sortie : 1953 (France). Roman, Aventures, Histoire

livre de Léon Tolstoï

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

22 février
26 mars

(traduit du russe par Bernard Kreise)

On a cette impression, fréquente chez Tolstoï, de parcourir un immense tableau ; et quelle fresque, Guerre et Paix ! On pourrait presque dire que ses nombreux personnages sont tous présents à nos yeux dès l'amorce du roman. Tolstoï peint leurs traits de façon très expressive, s'attardant sur un air, un regard qui dit tout, décrivant cent poses, cent façons de figurer dans le monde. Cette composition fait très vraie et instaure un échange muet en sus du dialogue proprement dit : paroles hypocrites et opportunistes, ou opinions sincères, et d'autre part le récit des changements d'une société, des bouleversement historiques que l'on connaît. Le talent de Tolstoï prend toute son ampleur dans la guerre : une vue d'ensemble de la campagne, l'illusion de troupes savamment dirigés précède une mêlée chaotique ― une débandade ― où c'est la peur de la mort qui s'exprime un peu partout, dissimulée ou non sous un masque de témérité. Il me semble qu'il y avait un point de vue similaire chez Hugo dans sa bataille de Waterloo, mais le décor ― plus qu'essentiel dans la représentation ― est amené de façon à la fois plus juste et plus simple, plus sentimental aussi, par Tolstoï. Un aspect tout aussi hugolien ― que j'ai du mal à apprécier ― c'est que l'ensemble devient très discursif ; c'est l'auteur qui s'exprime directement, comme si toute l'œuvre servait de démonstration oratoire. Certains personnages se démarquent, on le sait : Nikolaï, Natacha, Maria, le prince Bolkonski, et surtout son fils Andréï et Pierre Bézoukhov (on a tous nos préférés, moi, j'aimais bien Andréï) ; ces deux derniers sont en tout cas les plus intéressants sur le plan intellectuel. Ce qu'ils expriment est en quelque sorte au diapason de cette démonstration oratoire. Ces personnages se démarquent, et à la fois, aussi finement caractérisés sont-ils, ce ne sont que de tout petits points dans la fresque, des petites pointes de déception sur le plan de leur trajectoire narrative (les meilleurs deviennent ennuyeux sinon exaspérants). C'est comme si le roman avait deux vitesse, celle des personnages en deçà du rythme de la marche des événements, de l'Histoire. Mais c'est là tout le propos de Tolstoï : le pouvoir de l'homme sur celle-ci est une illusion, tout homme se fera fatalement bouffer par elle.

958 pages - Éditions du Seuil

Un enfant
7.4

Un enfant (1982)

Ein Kind

Sortie : 1984 (France). Autobiographie & mémoires

livre de Thomas Bernhard

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

15 mars
21 mars

(traduit de l'allemand par Albert Kohn)

Des cinq récits autobiographiques de Thomas Bernhard, Un enfant est le dernier à avoir été publié. Mais de L'Origine à Le Froid, l'enfant était progressivement devenu un adulte ― avec ce récit qui clôture la pentalogie, Thomas Bernhard effectue un bond dans le passé. D'une simple chute de vélo racontée au début, découle tout ce qui suit : des sentiments ou des ressentiments, à l'égard des proches ― la mère et le grand-père surtout ― dont il trace pour chacun le portrait moral, à partir de quelques-unes de leurs paroles. Dans cet afflux de souvenirs, les réflexions de Bernhard ― assénées, ressassées ― explosent sous une forme qui porte une intensité émotionnelle, celle du conteur. Il parle, se répète et revit en même temps (que nous) ses frustrations, ses humiliations ― ses petites gloires et ses élans de joie aussi. Un enfant est structuré comme les autres récits par une progression constituée d'épisodes distincts, afin qu'on y voit plus clair. Peut-être l'est-il même davantage que les autres récits ; plus "classique" en cela, je ne sais pas ― on sent une distance dans Un Enfant (peut-être celle du temps) ou un apaisement ; ses ressassement paraissent parfois de pure forme à côté des brûlures exposées dans Le Souffle ou Le Froid. Alors que c'est cette musique si spéciale et si vivante, nerveuse, qui compte plus que tout dans cette suite de récit. Tant et si bien qu'en fait d'autobiographie, nous avons un ensemble parfois flou, ou brouillon, mais une excellente stylisation émotionnelle d'un vécu, le fait d'un souffle original.

150 pages - L'Imaginaire (Gallimard)

L'Intendant Sansho
7.3

L'Intendant Sansho

山椒大夫

Sortie : 1913 (France). Recueil de nouvelles

livre de Mori Ōgai

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

10 mars
17 mars

(traduit du japonais par Corinne Atlan)

Deux histoires, deux époques différentes (soit la fin de l'ère Heian pour L'Intendant Sanshô et époque d'Edo pour Le clan Abe) ; deux narrations intéressantes à comparer. L'Intendant Sanshô ressemble à un conte, à l'ancienne manière : deux enfants perdus puis achetés comme esclaves qu'on suit à travers quelques scènes très simples, très peu développées (deux pages suffisent) et dont la vraisemblance n'est pas tout à fait le problème de Mori Ōgai. Il structure son récit de quelques images ― trace les contours d'une phase de la vie de ces enfants par un épisode ― nous confie pour ainsi dire, le soin d'habiller le reste. Le dépouillement de cette forme me déconcerte, presque me désappointe. Cependant le récit est bien mené, guide en même temps l'imagination qui peut s'épanouir à souhait, s'accrochant à cette petite composition de détails ― celle-là même qui a inspiré Mizoguchi pour le film éponyme. Il ne s'y est pas trompé*, L'Intendant Sanshô se prête drôlement bien à une adaptation cinématographique.

L'histoire suivante ressemble aux 47 rōnin ; et d'un léger décontenancement je suis passé à une propre sidération avec Le clan Abe... ! Car en fait de récit ― cette fois-ci c'est compliqué ― il n'y en a quasiment pas. Ou il est parasité par une multitude de détails que contiennent ce peu de pages : généalogie des personnages, mention d'une foule d'autres personnages indirectement impliqués, de faits antécédant, etc...etc... Mori Ōgai nous plonge de force dans un bain de sang ritualisé, au cœur d'une liste horrifiante ou rabelaisienne de suicides. Mais l'humour noir ne suppure pas de cette accablante accumulation : cet humour est très discret en réalité. Les personnages ont certes leurs menus travers, certes leurs ridicules, mais ils ne dévient jamais de leur honneur, de leur sérieux ; sérieux que semble parfois imiter l'écrivain...

*: Il faut que j'essaye de revoir le film de Mizoguchi, qui en dépit de sa belle esthétique, m'avait que peu emballé.

138 pages - Picquier

De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts
7.3

De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts (1827)

On Murder considered as One of the Fine Arts

Sortie : 1995 (France). Essai, Littérature & linguistique

livre de Thomas de Quincey

Elouan a mis 5/10.

Annotation :

6 mars
14 mars

(traduit de l'anglais par André Fontainas)

À priori, l’idée paraît excellente ― l’idée seulement, car le livre a failli me faire mourir d’ennui. Non, j’exagère, mais il faut ruminer très patiemment cette idée ― De l’assassinat considéré comme un des beaux arts ― en attendant que se distille l’humour noir, en attendant, vainement, que se décantent l’originalité et les divagations extravagantes de De Quincey… qui m’a semblé tout bonnement manqué d’inspiration, ici, à côté des Confessions d’un mangeur d’opium. Le personnage créé par De Quincey est un conférencier et un jouisseur passif des crimes sordides où les victimes se débattent vaillamment. Il débite un discours assez amusant au début ― piquant Hobbes, se moquant de Kant, appelant les assassins potentiels de Descartes des « anticartésiens » ― mais tout cet exposé érudit, farci d’exemples et de citations gréco-latines, me semble malgré tout plutôt sec ou bien trop sage. Ses traits d’humour auraient pu être bien plus savoureux s’il avait pris la peine de les continuer, dessinant son édifice d’ironie, au lieu de le (quasiment) faire reposer sur une seule blague : oui, elle avait l’air excellente ― à priori.

Ce qui m'a vraiment plombé c'est la note de 1854. Ennuyeux comme un rapport de police.

"Et certes, j’affirme, et j’affirmerai toujours (quoi qu’il puisse en résulter) que l’assassinat constitue une ligne de conduite inconvenante, et je n’hésiterai pas à déclarer que tout homme qui commet un assassinat doit avoir des façons de penser fort incorrectes et des principes véritablement inexacts. Bien loin de l’aider et de l’encourager en lui désignant la cachette de la victime ― ce qu’un grand moraliste d’Allemagne déclarait être le devoir de tout homme de bien ― je souscrirais un schilling et six pense pour qu’il fut arrêté…"

195 pages - Payot & Rivages

Le Général de l'armée morte
7.5

Le Général de l'armée morte

Sortie : 1963 (France). Roman

livre de Ismaïl Kadaré

Elouan a mis 9/10.

Annotation :

29 février
9 mars

(traduit de l'albanais par Jusuf Vrioni)

Jusqu'ici et tout en ayant bien aimé son Palais des rêves, je ne saisissais pas non plus ce qui fait si forte impression avec Ismaïl Kadaré. Et voilà que je la ressens en lisant son premier roman, galvanisé par cette étrange simplicité de l'idée et de la manière de raconter l'histoire de ce Général de l'armée morte. Manière de raconter ou, de mettre en place des motifs non pas sensationnels mais captant l'attention, tels des phares dans une nuit silencieuse, tranquille en apparence ; captant, en fait, une émotion. Depuis la fin de la guerre 40-45, vingt ans se sont écoulés, nous sommes dans les années soixante : ces deux époques à priori si différentes semblent soudées dans une seule série de jours, c'est l'effet du récit dans lequel on suit le général et un prêtre, devant procéder en Albanie au rapatriement de dépouilles des troupes fachistes. Le roman déploie une ambiance triste et peut-être solennel, et à la fois, la tension est palpable. Mais, la beauté du roman est ailleurs. Sa structure en dialogue déroulent les motifs dont j'ai parlé : les personnages disent ce qu'ils ont vu, qui la pluie, qui une belle femme vêtue de son imperméable bleu, qui des feux dans le soir, qui une vendetta. Dans ces petits dialogues informels, très réels, très vivants, les personnages s'ouvrent un peu et s'y dessinent de sorte qu'on a pas tellement besoin de savoir toute leur vie, on les comprend suffisamment. Ces motifs tissent une toile de fond dans laquelle on s'enroule ; ils offrent aussi bien une vue plus profonde sur le contexte particulier d'une contrée dans la guerre, aux quelques voix du roman, s'intercale d'autres témoignages, et le vieux journal d'un soldat que le général lit.

286 pages - Livre de poche

Un dîner très original
7.1

Un dîner très original (1907)

Suivi de La Porte

Um Jantar muito Original seguido de A Porta

Sortie : 18 décembre 2011 (France). Roman

livre de Fernando Pessoa

Elouan a mis 5/10.

Annotation :

2 mars
4 mars

(traduit de l'anglais par Dominique Nédellec)

Sous son hétéronyme Alexander Search, Pessoa a écrit des poèmes en anglais et aussi des nouvelles : La Porte et Un dîner très original. Dans ces nouvelles, la situation est soit étrange, soit horriblement scabreuse. Mais le narrateur, dans un langage ampoulé, verbeux, se fait fort de se donner une allure de rationalité. Le rapprochement de Pessoa avec Kafka n'est pas rare ; mais on se rend compte ici que par rapport à Kafka, Search se dépatouille d'une manière très conventionnelle avec cette adresse directe du personnage au lecteur. Il n'arrive ni à susciter notre empathie, ni réellement à faire ressortir une distance comique ; pas plus à nous donner le vertige avec une dimension de la réalité telle qu'elle est ou telle qu'elle est pensée ― tout ce en quoi Kafka excelle ; et nom de dieu, La Porte a failli me tomber des mains. Ces personnages essaient tellement d'étouffer le délire sous des billevesées qu'ils en deviennent passablement ennuyeux. Bon, pour l'instant, Alexander Search n'est que l'avatar le moins intéressant (et de loin, vraiment de loin) de Pessoa ; va savoir, peut-être que Search digresse trop. Pour l'aspect comique, c'est toutefois bien essayé, dans Un dîner très original ; cette société d'"artistes" obsédés par l'idée neuve, de ce qui n'a jamais été fait, promet. Reste que Pessoa se moque de façon plutôt bégnine, sans creuser cette caricature d'une pensée avant-gardiste. Peut-être que Search est trop anglais, dans la veine des satiristes un peu légers, misant tout sur leur farce cruelle ou leur plaisanterie mortelle.

127 pages - Cambourakis

Les Tragédies bourgeoises - Tome IV

Les Tragédies bourgeoises - Tome IV

Sortie : 1 octobre 1996 (France). Théâtre

livre de Monzaemon Chikamatsu

Annotation :

27 février
29 février

(Meurtre d'une femme dans un enfer d'huile, traduit du japonais par René Sieffert)

Il faut imaginer une mise en scène avec des poupées et un narrateur : il y a les longues phrases de celui-ci, poétiques, parfois alambiquées mais aussi ces chansons qui entrecoupent la pièce de vers d'une teneur symbolique. On est plongé dans une ambiance éthéré ; on se sent fort étranger en lisant cette petite pièce comportant un peu trop d'apparat, en tout cas plus que de circonstances précises. Chikamatsu prend son temps avant d'arriver au vif du sujet, Le meurtre d'une femme dans un enfer d'huile, et tout est si vite réglé, car l'affaire est aussi simple que scabreuse. L'origine de cette "tragédie bourgeoise", parue en 1721, est un fait divers de l'époque.

Tout en ancrant son récit dans la brume, tout en l'enveloppant dans sa chanson pour mieux illustrer le thème ; Chikamatsu évoque un désarroi bien réel de la société nippone de son époque, ce qui a fait la réputation de cette pièce ― le scandale qu'elle avait provoqué était tel qu'elle ne fut plus représenté deux siècle durant... Ce qui se joue là, c'est la désuétude d'un code d'honneur samouraï, assorti de ses vieilles superstitions, face à la bourgeoisie montante et débauchée. Chikamatsu n'attaque pas l'un pour sauver l'autre, il fait ici coup double. À cela près que si le dramaturge dénonce les causes impensées d'un crime crapuleux, dans la vie même du tueur, on ne peut espérer qu'il le fasse de tel sorte que cela explique quoi que ce soit, sinon de façon évasive. Bien que la pièce soit courte, les dialogues ne portent pas nécessairement quelque chose de décisif dans l'intrigue : ils peignent le réel par petites touches (et, on l'imagine, le langage des commerçants d'Osaka, dans la version originale). Le réalisme de l'approche doit bien quelque chose à son contemporain Saïkaku, mais il paraît ici moins étoffé que chez ce dernier. Dur de jouer sur les deux tableaux ! Mais on a là un très beau texte, dans ses moments envoûtants.

page 220 à 279 - P.O.F.

Le Cornet acoustique
7.4

Le Cornet acoustique (1977)

The Hearing Trumpet

Sortie : 1974 (France). Roman

livre de Léonora Carrington

Elouan a mis 6/10.

Annotation :

9 février
23 février

(traduit de l'anglais par Henri Parisot)

Âgée de 99 ans et sourde, Marion Leatherby est envoyée par son arrière-petit-fils dans un home pour vieilles dames. Dans son Cornet acoustique, Carrington n'a pas l'intention de montrer ce type de lieu tel qu'on le connait, mais d'abord dans une configuration aussi étrange qu'inquiétante, puis surtout tel que se le figurent ses pensionnaires. La peintre surréaliste donne de l'épaisseur à tout fantasme, toute imagination au sujet du home, et c'est vraiment ce qui rend le récit intéressant dès l'abord, et autant potentiellement effrayant l'endroit dépeint... Au fond, ce sont ces dames qui recréent le lieu au fil de leur discussion, on dirait. La banalité du quotidien et des messes basses y côtoie l'extraordinaire, à la manière du gothique ou du picaresque renouvelés, mais dans une prose fort décousue. Celle-ci entrelace tout d'une traite (sans chapitre) une multitude d'histoires ou d'ébauches d'histoires abandonnées, de rumeurs qui restent inexploitées, parfois. Excepté cette touchante volonté d'évasion, le récit ne paraît être tenu par aucun fil directeur, et l'ensemble a tendance à en devenir exsangue. On peut toutefois en apprécier certains "à-côté", mais seulement pour eux-mêmes. C'est comme si Le Cornet acoustique était monté sur plusieurs plans narratifs à la fois, et l'on ne sait plus où donner de la tête. Le home, même fort de son allure de forteresse magique, et avec ces légendes quelques peu éculées, n'a plus l'air si terrible que cela.

205 pages - G.F. Flammarion

Antoine Bloyé
7.9

Antoine Bloyé (1933)

Sortie : 1933 (France). Roman

livre de Paul Nizan

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

4 février
19 février

Ce qu'il reste d'un "individu obscur" après sa mort ― un nom, des dates, des lieux fréquentés, un métier ― c'est peu, pour reconstituer toute une vie, écrire un roman qui serait au plus proche d'une réalité ― laquelle ? Celle d'un milieu ; l'histoire d'un homme (un employé des chemins de fer) qui essaye de s'en sortir. Nizan semble vouloir inventer le moins possible ; l'espace de la fiction est très très resserré, enclos dans un univers d'une noirceur criante mais ordinaire. On s'empêtre d'abord dans ses phrases qui meurent un peu vite, dans un rythme haché, presque monocorde, refusant le lyrisme. Durant une elliptique progression de son personnage, Nizan écume faits et détails, et même des généralités ennuyeuses. Mais il donne dans le même temps une autre ampleur à son style lorsqu'il donne une sorte de vie à l'industrie, au chaos des machines qui se répercutent dans les obsessions d'Antoine Bloyé ― c'est ainsi que son personnage se dessine petit à petit, comme au cours de magnifiques promenades, où les espaces naturels se mêlent aux scies intériorisées de son travail ainsi qu'aux brumes des souvenirs, des futuritions qui s'estompent dans l'inquiétude du temps qui passe. Les remarques subtiles, fort délicates de Nizan suivent alors Antoine Bloyé pas à pas, mais tout est à l'économie : la prouesse de Paul Nizan est finalement d'avoir réussi, compte tenu ce petit espace accordé à la fiction, à donner une certaine intensité à ce personnage, tout en lui gardant sa qualité d'homme obscur, qui vit aussi dans son corps, ou sa démarche. J'admire, tout en ayant trouvé cela inégal.

310 pages - Grasset (Les cahiers rouges)

Il y eut un jour et il y eut une nuit

Il y eut un jour et il y eut une nuit (2000)

Sortie : 2 mai 2013 (France). Roman

livre de Abdéjamil Nourpeissov

Elouan a mis 8/10 et a écrit une critique.

Annotation :

25 janvier
16 février

voir ma critique

530 pages - L'Âge d'Homme

Blumfeld, un célibataire plus très jeune
6.8

Blumfeld, un célibataire plus très jeune (1915)

et autres textes

Sortie : 1915 (Autriche). Recueil de nouvelles

livre de Franz Kafka

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

6 février
9 février

(traduit de l'allemand par Bernard Lortholary)

L'éparpillement des nouvelles de Franz Kafka dans différents recueils, au gré des rééditions, des nouvelles traductions, etc... sert de bon prétexte pour les relire, sciemment ou non... Le titre de la nouvelle éponyme ne me disait rien, et pourtant je l'avais déjà lu, et la tient pour l'une des plus intrigantes de toute son œuvre. Ici des balles, là une taupe faisant une taille extraordinaire ― les personnages de Kafka ont un problème tapi quelque part, sa matérialisant d'une façon ou d'une autre, mais, curieusement, l'écrivain ne leur accorde pas dans sa fiction toute l'attention qui leur est dû ! On pourrait croire que cette narration digresse, avec cette ferme intention de présenter une existence très ordonnée, malgré les aberrations qu'elle comporte. Mais tout se resserre autour d'un même point, d'un même vice. "Toutes choses égales par ailleurs", Kafka dispose les traits et les tracas de ses personnages, parfois touchants dans leur solitude pleine d'aspirations, cette envie de briller en dépit de tout bon sens, pensant avoir certaines prérogatives et les défendant de manière mesquines. Ils sont les héros du seul récit ― à un seul axe, un seul but ― qu'ils sont capables de comprendre et de vivre. Ils tentent d'éviter tout ce qui pourrait les distraire de leur "grande affaire" mais leur existence n'est constitué que de vétilles, que Kafka a l'air de rendre soit comiques, soit fantastiques : la réaction vis-à-vis d'un phénomène n'est pas moins étrange que le phénomène lui-même.

PS : ma note peut sembler tiède après ce commentaire, mais je ne sais pas, ses nouvelles me transportent toujours nettement moins que ses romans.

91 pages - Gallimard (Folio)

Le Désastre de Pavie
8.6

Le Désastre de Pavie (1963)

24 février 1525

Sortie : 1963 (France). Essai, Récit

livre de Jean Giono

Elouan a mis 9/10.

Annotation :

18 janvier
3 février

On peut s'intéresser au Désastre de Pavie pour plusieurs raisons, le sujet en particulier ― traité avec une grande rigueur historique par Jean Giono, mais j'y reviens ― ou le simple fait de retrouver cette plume en dehors de son champs romanesque habituel (gardons Angelo en réserve, inutile de le précipiter à sa fin...). Et donc, non, Jean Giono n'est pas historien, mais n'écrit pas pour autant un roman historique. Il réalise un véritable travail critique à partir des sources qu'il a réunies, se rend sur les lieux de la bataille non seulement pour en rechercher les traces, mais pour y palper la terre, renifler l'air, suivre l'eau que gorgeait ces terres humides ; "l'artillerie, rudimentaire, était montée sur de grandes roues en fer, très larges, et avaient besoin d'un terrain sec pour pouvoir se déplacer" expliquera-t-il plus tard dans une interview. Tout ce travail pour raconter une histoire et pour ainsi dire, la vivre, grâce à cette écriture géniale, à l'affût du détail éclairant (éclairant comme une lanterne, ce dense flux événementiel) ; à l'affût du détail rentrant dans une composition à la fois picturale et narrative.

Ce qui m'amuse, c'est aussi de retrouver les idiosyncrasies de Giono, qui est un peu le Robert Burton de son temps, dans le sens où il explique les "personnages" non seulement par leur conception des choses ― chevaleresque ou "bourgeoise" ― mais aussi par la physiologie. Pendant la bataille et encore plus durant le rapport de force qui suit entre le vainqueur et le prisonnier, Giono scrute ces personnages dans leur morale, leurs affections ou leur mélancolie. On les voit guerroyer, réfléchir, manger ou dormir. Sa caractérisation s'intègre vraiment bien dans la méthodologie suivie jusque-là, dans cette configuration très réaliste doublé d'un point de vue si original et si caractéristique de son auteur. On ne se préoccupe point trop du "comment sait-il tout cela ?" (et encore une fois, tout cela est très sourcé) et on entre dans ce récit de la bataille comme dans l'un de ses romans.

414 pages - Gallimard (Folio)

Ceux qui aiment haïssent

Ceux qui aiment haïssent (1946)

Los que aman, odian

Sortie : 4 novembre 1998 (France). Roman

livre de Silvina Ocampo et Adolfo Bioy Casares

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

28 janvier
31 janvier

(traduit de l'espagnol par André Gabastou)

Ah, bah il commence bien ce roman policier ! Il y a l'air marin que le docteur Humberto Humberman cherche et respire, en se souvenant de sa tante qui le chassait, cet air qui justement manque, lorsque le personnage se trouve coincé à l'hôtel par la tempête et par l'enquête en cours. Une jeune fille a été retrouvée morte empoisonnée et tous les personnages de s'intéresser à la cause de ce drame. Seulement les réflexions et les sentiments manifestés ne correspondent pas tellement à l'enjeu ― on a l'impression d'un décalage, et même d'une forme d'insouciance* ― ils sont plutôt au diapason d'une atmosphère particulière, de léthargie et de poésie, et qui devient carrément étrange à l'occasion d'une fuite. Friand de détails psychologiques, je trouve malgré tout que si Bioy et Ocampo tracent très bien ces personnages posant en intellectuels ou détectives, ils n'en restent pas moins des types, un peu caricatures. Lorsque la résolution de l'énigme devient plus pressante ― c'est d'ailleurs une sorte de transformation du roman ― tous ces menus travers personnels, ces fanfaronnades ou ces à priori venant du cœur, ouvrent un gouffre épistémologique, un amusant scénario "en trompe l'œil", de conclusions hâtives qui se ramassent pitoyablement, juste à côté de la pièce où se trouve la gisante et des drames qu'on ne voit pas.

*: On se trompe si on pense vraiment à de l'insouciance, même si c'est vrai que ces personnages ― professionnels compris, il y a un commissaire ― semblent un moment plus s'intéresser à Victor Hugo qu'à l'enquête !

142 pages

Le Baron Wenckheim est de retour
9.1

Le Baron Wenckheim est de retour (2016)

Báró Wenckheim hazatér

Sortie : avril 2023 (France). Roman

livre de László Krasznahorkai

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

5 janvier
25 janvier

(traduit du hongrois par Joëlle Duffeuilly)

Plusieurs récits se recoupent ― et même quatre romans* selon leur auteur László Krasznahorkai ― plusieurs trajectoires au sein d'une ville qu'on nous laisse imaginer dans un état de complet délitement. On dirait presque que le roman a été davantage écrit pour brosser une ambiance que pour raconter quelque chose : des rues désertées, des personnages abrutis ou confinés dans leur torpeur, regardent par la fenêtre.** De très longues phrases marquées par l'oralité ; on parle, bredouille, on se répète un peu, on entrecoupe ses phrases de "oui" entre virgules plutôt que de point, et ainsi, la phrase dure. Ces phrases donnent l'impression de s'essouffler à la longue ― ou d'essouffler le lecteur ― il y a qui plus est une sorte de contradiction entre la polyphonie du roman et sa remarquable unité de style. Ça tient la route, parfois un peu péniblement, mais ça la tient. Les transitions entre les différentes prises de parole, les motifs qui se répondent ou qui se répètent, renforcent cette impression d'unité et d'une mélasse froide et confuse dotée toutefois d'un goût de reviens-y. Pourtant, tout est désespérément d'une même tonalité, du même gris qui se changent en noir sous les pulsions destructrices de certains habitants ; car oui, il y a quand même une intrigue qui, si elle traîne en longueur, a un impact considérable dans le roman. Elle se déploie selon deux, trois axes, révélant l'étendue absolument démentielle de la corruption et du dysfonctionnement sociétal.

*: "Le tango de Satan", "La mélancolie de la résistance", "Guerre & guerre" et "Le baron de Wenckheim est de retour", donc.
**: Il y a un telle ressemble entre les deux œuvres qu'on se demande si Béla Tarr, qui a adapté certains romans de László Krasznahorkai, n'a pas également influencé celui-ci.

524 pages - Cambourakis

Le Château d'Otrante
6.4

Le Château d'Otrante (1764)

The Castle of Otranto

Sortie : 1764 (Royaume-Uni). Roman

livre de Horace Walpole

Elouan a mis 4/10.

Annotation :

16 janvier
22 janvier

(traduit de l'anglais par Dominique Corticchiato)

Je commence par évoquer ce qui m'a plu : une forme d'ambiguïté sur ce qui provoque la terreur au Château d'Otrante, on ne sait parfois pas à quoi s'en tenir, si cette terreur est fondée sur quelque chose de réel ou si c'est une illusion qu'elle suscite. Des éclats de panique rythment ou interrompent d'une façon comique la bonne marche d'un projet beaucoup plus sérieux, celui qu'entreprend le tyrannique seigneur Manfred. Et puis il y a au début la présence incongrue de ce heaume énorme... On accepte les règles du jeu, qui du picaresque au gothique naissant n'ont pas vraiment changé : les surprises s'enchaînent à un tel régime que ce ne sont plus... des surprises. C'est comme si l'auteur, ayant oublié que le méchant ne devait pas gagner, faisait surgir n'importe quel rebondissement de son chapeau, et l'on finit par n'en avoir cure. Il est trop tard quand on décide de nous expliquer pourquoi un tel drame a eût lieu. Pire : ces explications, qui traînent en longueur, surchargent le récit et qui en fait ne s'occupent que d'une lignée légitime et de bon mariage, nous font amèrement regretter le simple enchaînement des circonstances douteuses, ex nihilo... une aventure qui même sans rime ni raison, eût pu avoir une espèce de charme, au lieu de ces abscons arrangements familiaux.

242 pages - José Corti

Le Bruit du temps
7.7

Le Bruit du temps (1925)

(traduction Edith Scherrer )

Sortie : 1988 (France). Récit

livre de Ossip Mandelstam

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

13 janvier
16 janvier

(traduit du russe par Édith Scherrer)

Les défilés militaires, les soirées au théâtre, la bibliothèque, le "chaos judaïque", les débats et la crise annonçant des temps nouveaux, la poésie, la glace, "un rayon de lune sur la hache..."* ; les souvenirs de Mandelstam se déchaînent dans un flux d'allusions et de comparaisons tout à la fois méchantes et attendries (Cent dix pages de prose, près de 200 notes très souvent utiles). Que dis-je un flux ? Une tempête... Mandelstam n'est pas toujours évident à suivre ni à comprendre, mais j'admire cette façon d'ajouter un essaim de détails métaphoriques aux traits d'une personne ou d'une époque, de les assembler, les fondre en une image du temps. "L'unité d'un froid sans mesure qui a soudé les décennies en un seul jour, une seule nuit, le cœur de l'hiver, où la terrible structure étatique est comme un poêle brûlant de glace". D'une prose à l'autre, ce style se distingue et se reconnaît. Le bruit du temps, comme La quatrième prose (que j'ai eu le tort de lire avant) est tenu par un sédiment émotionnel : la colère. Sans beaucoup parler de lui (plutôt de ce qu'il a vu) sa prose dégage cette colère nue, ne s'identifiant à aucune cause, pas plus celle de l'avenir que celle du passé, puisque travaillant "non à reproduire mais à écarter" ce dernier. La violence d'une époque que Biély avait représenter dans une trame complexe, Mandelstam la fait sentir dans une prose aussi froide qu'efficace.

"...au lieu du Talmud, il lit Schiller et, notez bien, le lit comme un livre nouveau ; après avoir tenu un certain temps, il retombe de cette étrange université dans le monde bouillonnant des années soixante-dix pour fixer dans sa mémoire la crèmerie terroriste de la rue des Caravanes d'où on avait creusé une mine pour faire sauter Alexandre et, dans un atelier de gants et dans une tannerie, il prêche à des clients bouffis et pleins d'étonnement les idées philosophiques du dix-huitième siècle."

**: C'est un vers d'Anna Akhmatova, repris par Mandelstam dans sa propre poésie.

156 pages - Christian Bourgois

La Veuve blanche et noire
7.8

La Veuve blanche et noire

La viudad blanca y negra

Sortie : 1917 (France). Roman

livre de Ramón Gómez de la Serna

Elouan a mis 9/10.

Annotation :

4 janvier
14 janvier

(traduit de l'espagnol par Jean Cassou)

Oh de la part de Ramón Gómez, voilà un ouvrage plutôt atypique. Je connaissais l'auteur comme adepte de la forme courte (aphorismes ou greguerías, petites proses descriptives, etc...) et quand il ne farcit pas un roman de grotesques compte-rendu médicaux (comme dans Le docteur invraisemblable), il écrit La veuve blanche et noire, un récit qui ressemble presque à un vrai roman, normal, quoi. Ou presque. Les affres de la jalousie ? Sujet typique, à cela près la manière de le traiter de Ramón Gómez, qui tient miraculeusement et délicieusement sur la longueur. Corridors, couloirs obscurs, disposition des lieux bienveillante ou hostile ; la scène et le décor écrasent ce personnage sans histoire, et enveloppent le récit d'un charme obsédant. Il n'y a pas d'éléments ou de mots anodins, pas d'objets ou de couleurs à sortir du contexte de cette passion du blanc et du noir, tout est signe ou symbole pour cette pensée qui vagabonde auprès de sa veuve, la contemple ou l'espionne. On suit leur aventure à Madrid puis à Paris, qui devient de plus en plus réelle et suit le chemin d'une désillusion devenant cocasse. Ramón Gómez joue avec le fantôme du mari dans l'esprit de l'amant, troisième larron d'une étrange relation triangulaire. Est-ce érotique ? Oui en un sens, en cinq, en mille ― il y a mille façon de laisser voir son déshabillement ou sa nudité, comme l'avait déjà montré Ramón Gómez dans Seins (livre publié la même année que La veuve blanche et noire, en 1917) tout dépend de ce qui entoure le corps, de la situation. Et celle-ci est chargée d'une tension inquiète, conflictuelle, situation qui s'offre qui plus sous de multiples aspects ; tout comme la veuve, le décor et l'existence même, changent perpétuellement d'allure dans ce roman qui se rapproche en somme autant de la Traversée sensuelle de l'astronomie que de La femme et le pantin, de Louÿs.

248 pages - 10/18

Traversée sensuelle de l'astronomie

Traversée sensuelle de l'astronomie (1938)

Sortie : 3 novembre 2022 (France). Roman

livre de Jean Giono

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

9 janvier
12 janvier

Ce titre qui n'est guère beau annonce tout un programme : Giono se lance dans un gouffre, celui des distances, de la vitesse, à l'échelle astronomique ― où l'infiniment grand côtoie l'infiniment petit, dans un étourdissant ballet. D'emblée, la prose de Giono paraît débordée par toute cette science un poil verbeuse, cette densité de faits énoncés et énumérés qui nous éloignent du fait humain, des sentiments ou de toutes choses vivantes. La lumière et l'atome sourient à Giono comme jadis à Lucrèce, mais c'est d'une manière bien à lui que le natif de Manosque parvient à ramener le lyrisme dans ces espaces un peu froids. Ses métaphores sont toujours aussi belles, transformant en vagues ou en algues le mouvement des astres, et même si tout ceci paraît in fine comme un simple exercice de style sous forme de petit essai poétique, sa cohérence et son propos sont tout de même dignes d'intérêt. "J'habite tout ce qui est à la portée de mes sens (même, et c'est le point où je commence à me fondre, j'habite tout ce qui à la portée de mon intelligence)" écrit-il. Tous ces effort pour unir le non-vivant au vivant, pour se rapprocher ou se fondre dans cette immensité, concevoir son "drame" ; "Rigel, cinq cent quinze ans de lumière immobile [...] des profondeurs que l'instantané même sera trop lent à sonder, je comprends le drame de la matière qui impose cet espace et ce temps" ; toute cette dialectique entre l'observateur et la chose qui doit être traduite, comprise pour être regardée, bue ou aimée, tout cela est tourné dans une perspective romantique vraiment très intéressante.

57 pages - Les chemins de fer

Les Noces de Zeyn
6.7

Les Noces de Zeyn

et autres récits

Sortie : 12 février 2014 (France). Roman

livre de Tayeb Salih

Elouan a mis 5/10.

Annotation :

3 janvier
9 janvier

(traduit de l'arabe par Anne Wade Minkowski)

Le monde de Zeyn est un monde de rires et d’amour ― Zeyn, cet être à la fois bizarre et plutôt simple autour duquel se rassemblent les villageois, formant, par la succincte évocation de leur histoire et présentation de leur caractère, toute la structure narrative de la nouvelle. Les rapports ne sont pas dénués d’une certaine violence (mais d’une violence sans conséquence) ; il n’y a pas de drame, seulement de la truculence et la description d’une forme d’harmonie dont la tradition se porte garant. Les problèmes se résolvant d’eux-mêmes, tout a l’air si simple et gentil, et partant, sans grand intérêt. C’est plutôt dans les deux nouvelles suivantes, extrêmement brèves, que se manifeste des tensions avec un antagonisme assez classique, celui qui fait apparaître ce havre idéal de Zeyn comme un « monde d’hier » à la suite duquel des aspirations à un autre style de vie (quand il n’est pas imposé par la force) a tout gâché.

"Les années se suivent, l'une chassant l'autre. Le sein du Nil gonfle comme une poitrine qui se remplit de colère. L'eau déborde sur les deux rives, recouvre les terres cultivées jusqu'à ce qu'elle atteigne la frange du désert où reposent les soubassements des maisons. [...] La terre est immobile, mais ses entrailles sont agitées par une eau jaillissante, l'eau de la vie et de la fertilité. La terre est humide et impétueuse : elle s'apprête à donner. Une pointe acérée perce les entrailles de la terre. Il y a un un moment de douleur, d'extase, de grâce, et à l'endroit où ses entrailles ont été percées, les semences affluent. De même que le giron maternel abrite le fœtus avec tendresse, chaleur et amour, les entrailles de la terre accueillent blé, maïs et fèves. Demain la terre se fendra pour libérer les plantes et les fruits."

146 pages - Actes Sud

Train de nuit dans la Voie lactée
7.5

Train de nuit dans la Voie lactée (1934)

Ginga tetsudō no yoru

Sortie : 1995 (France). Recueil de nouvelles

livre de Kenji Miyazawa

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

23 décembre
3 janvier

(traduit du japonais par Hélène Morita)

Il y a quelque chose de très semblable dans les nouvelles réunies dans ce triptyque, mais de difficile à définir. S'il y a un point commun entre deux d'entre elle, la troisième diffère sur ce point, précisément. Miyazawa change à chaque fois d'approche et de technique narrative. La constante, c'est sans doute que l'intrigue apparaît comme dépouillée ou secondaire, comme s'il s'agissait seulement d'un pinceau filiforme avec lequel Miyazawa dessine son univers. On ne sait ni où on va ni pourquoi, à cela près que les motifs ébauchent la représentation d'un tableau animé, comportant une dose plus ou moins élevée de magie ou de rêve. L'univers de Miyazawa a un côté touchant (ça ressemble à du Miyazaki, un peu) mais c'est bien le savoir-faire narratif ou descriptif de l'écrivain qui m'impressionne. Il y a peut-être seulement la première nouvelle qui est anecdotique mais rigolote. On croirait seulement à une récréation, des excursions d'écoliers dans la nature pour la seconde ; mais les motifs, ici extrêmement discrets, rendent l'aventure plutôt mystérieuse, le vent s'insinue un peu partout, s'exprime en suaves murmures ou provoque davantage de brumes et de vagues parmi les cris et les rires des enfants qui se perdent ou se bousculent. Miyazawa est très économe de détails pour suggérer ces effets ; dans la dernière nouvelle, c'est tout l'inverse. Lorsque la voie ferrée se confond avec la voie lactée (comme l'indique le titre éponyme) c'est une pléthore de détails qui se déploient sous nos yeux, et tout s'articule merveilleusement bien malgré la densité des éléments descriptifs. Peut-être que seulement le personnage se perd dans tout ce foisonnement : ceci fait sens avec le sentiment de l'enfant.

204 pages - Édition du Rocher

La Chronique de Travnik
8.5

La Chronique de Travnik (1942)

Travnicka hronika

Sortie : octobre 1994 (France). Roman

livre de Ivo Andrić

Elouan le lit actuellement.

Elouan

Liste de

Liste vue 469 fois

15