Cover 2021, des feuilles cornées un peu partout

2021, des feuilles cornées un peu partout

Lire ce qui fait tenir, plutôt que ce qui fait tomber (en reprenant, un peu modifié, le texte du Café-tabac de Mendelson : https://www.youtube.com/watch?v=Z8uVrHirdt8)

A commencer probablement par ce qui attend sur l'étagère ...

Afficher plus

Liste de

48 livres

créee il y a plus de 3 ans · modifiée il y a presque 2 ans

Sous le soleil de Satan
7.5

Sous le soleil de Satan (1926)

Sortie : 1926 (France). Roman

livre de Georges Bernanos

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Oui et non, mais ne boudons pas. Si des choses me retiennent d'aimer cela tout cru, le lyrisme poussé à l'extrême, parfois au ridicule (des phrases qui sortent par les yeux, adjectifs et adjectifs toujours tous graves ou superbes ou grandioses, gigantesques en somme), et que de déborder, c'est toujours le risque de personnages dont on dévore la psychologie jusque la moelle, reste des pointes et des pointes. Bernanos fait son Dostoïevski à la française, en moins tendre - Louis Guilloux et son Sang Noir seraient peut-être plus directement comparables - donc en plus acerbe, cruel ou désespéré. Il assure ses parties, un grand prologue où tout le monde est bas et misérable, minable et déchaussé, une première partie qui épuise, rebute et où tout est lutte et lutte d'une certaine espérance, avant une dernière partie d'un désespoir assuré et qui aspire au vide, à ce Soleil de Satan comme unique point de gravité. Et ce pauvre saint des Lumbres qui arpente, hanté, obsédé, son Artois, pas si loin des Bapaume ou des Lens que j'ai pu connaître un peu, et gesticule et convulse, ce pauvre trompé et dégoûté de toutes les bassesses humaines...

(nota bene: tout ça donne envie de revoir du Pialat, du Bresson - découvrir Mouchette, et l'adaptation plus directe sans doute de Pialat)

Citations par là :
https://www.senscritique.com/activity/120220/138171

Je hais les matins
8

Je hais les matins

Sortie : 12 mars 2015 (France). Récit

livre de Jann-Marc Rouillan

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

De la littérature pour être fiché S.

Jann-Marc Rouillan, prisonnier pour complicité d'assassinat avec Action Directe pendant quasiment un quart de siècle, abhorre le système carcéral, le "pays bandoulier", et ne se prive pas de le démonter méticuleusement, détestant ce système de mort lente qui ne sert aucune réhabilitation, corrompu, piétinant les innocents et salissant encore plus les coupables, désapprenant la vie. Ici, la centrale, les QHS et QI (quartier de haute sécurité / quartier d'isolement) sont peuplés de matons bien entendu, mais surtout d'histoires de prisonniers, de routines et de souvenirs de luttes. Rouillan témoigne de 68, de comités révolutionnaires antifranquistes, de fracas en tous genres, surtout de perte d'espoirs et de repères devant les compromissions, les bassesses, les dossiers à peine réexaminés par des magistrats ne voulant pas se mouiller à donner la libération conditionnelle de ces braqueurs là. Et on voit la mort lente faire son œuvre, les prisonniers qui ne sortiront jamais, les grèves qui n'aboutissent pas, les perpètes réduisant à moins que rien - des années et années où écrire soutiendra Rouillan, où il en fera survie et acte politique.

Des bouts par-là :
https://www.senscritique.com/activity/120220/18227510

Grand-peur et misère du IIIe Reich
8

Grand-peur et misère du IIIe Reich

Furcht und Elend des Dritten Reiches

Sortie : 1938 (France). Théâtre

livre de Bertolt Brecht

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

L'atrocité des scènes de vie ordinaire sous l'Allemagne nazie (entre 1934 et 1938), écrite depuis l'exil au Danemark de Brecht - la postface éclaire beaucoup ces courtes saynètes, pour citer Brecht : "Il n'y a pas de plus grande naïveté que de croire que la conscience résiste aux conditions sociales".
En filigranes donc, des magistrats corrompus, la misère de recourir partout aux substituts (de vêtements, de nourriture) tandis que l'effort économique se consacre à préparer la guerre, la crainte, paranoïa constante de la dénonciation pour un mot de travers (les parents et leurs enfants en positions adverses, de surveillants) - et en conclusion partielle, le besoin d'une lutte violente face à toute cette horreur rampante et grandissante.

"Le mourant: Dites, il y a vraiment quelque chose après ?
Le pasteur: Êtes-vous tourmenté par le doute ?
La femme: Ces derniers jours, il n'arrête pas de dire on parle, on promet, qu'est-ce qu'il faut croire. Ne le prenez pas mal, monsieur le pasteur.
Le pasteur: Après, il y a la vie éternelle.
Le mourant: Et c'est mieux ?
Le pasteur: Oui.
Le mourant: Y faudrait."

Retour à Reims
8

Retour à Reims (2009)

Sortie : septembre 2009. Essai

livre de Didier Eribon

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Questions d'identifications, de corps social, de rapport à soi et au monde, et bien entendu Bourdieu partout. Didier Eribon établit des mouvements qui se tournent autour ici, établis dans un mouvement plus grand de "retour à Reims" donc : comment par un ensemble d'influences et de hasards lui ont permis d'échapper à son déterminisme social - comment, transfuge de classe, pour parvenir à être accepté dans le milieu intellectuel parisien qu'il côtoie, essentiellement bourgeois, il se construira en "contre" de sa famille, la culture de classe qu'il connaissait, et comment son identité homosexuelle - tout en le desservant par le lot de violences qu'elle amène - le construira d'autant plus en "contre". On retrouve des thématiques d'Annie Ernaux (d'ailleurs citée, on ne s'y trompe pas). Le retour à Reims (suite à la mort du père), c'est la réactualisation de ce qui l'a amené à être ce qu'il est aujourd'hui, avec cette question qui revient : pourquoi jusque-là a t'il tant écrit sur les questions de sexualités, et si peu sur la question de domination de classe ?
Il est donc question de fissures, de ruptures et d'établissement d'autres corps - avec pour moteur de nouvelles identifications, l'ami qui l'amène à la philosophie et à découvrir son désir, le marxisme trotskiste lu passionnément, puis arrivé sur Paris le "renouveau" philosophique de Deleuze, Foucault, Bourdieu ; à côté, Genet forcément, et Sartre, beaucoup Sartre. Et pour cela : questionnement du contexte politique, social, du milieu, du vote ouvrier qui passe du PCF au FN (tout cela est plus relativisé, plus détaillé dans le livre forcément), replacement historique et social donc, tout ce qui modèle, qui formera le corps social - et dedans, l'individu qui n'y échappera que peu souvent.

Des bouts par là :
https://www.senscritique.com/activity/120220/477988

L'Acacia
7.6

L'Acacia (1989)

Sortie : 1 septembre 1989. Roman

livre de Claude Simon

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

(et la très bonne postface de Patrick Longuet qui vient mettre un peu de jour sur tout ça)

Retisser par l'écriture et partiellement la mémoire des deux grandes guerres, d'un peu avant, de ce qui malmène, écrase, construit hommes et femmes, et le peu d'importance, le peu de sens du monde qui semble plein d'ironie, qui inlassable contredit et épuise les êtres, tandis que la nature persiste en grand, broussailles, branches, boues et autres fadaises. Il y a quelque chose plein de ronces dans la langue de Claude Simon : des phrases entortillées, dont on ne voit jamais le bout, jusqu'à en oublier le début, pleines de ramifications en parenthèses et sous-parenthèses, comme pour rappeler que non tout ça n'a pas à être poli, propret, lissé, mais qu'aussi bien ça peut être rude, pas aimable, terne et rêche. Le goût de sang, les oreilles remplies de battements de coeur et que de ça, ou de moteurs d'avions, et des souvenirs réinscrits de carcasses d'individus, dans une foule grouillante de soldats, de symboles auxquels il ne faut pas attacher d'importance, de symboliques écornées, rouillées. Pierre Michon, Bergounioux, auront sans doute lu Claude Simon - et lui-même aurait sans doute lu Faulkner (il y a un peu de ça, par à-coups, aussi : les symphonies désaccordées d'heures pleines de poussières, les suites et fins).

Des citations incomplètes par-là :
https://www.senscritique.com/activity/120220/484845

Le Troisième Reich
7.6

Le Troisième Reich

El Tercer Reich

Sortie : 2010 (France). Roman

livre de Roberto Bolaño

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Bolaño toujours impeccable, à poursuivre l'horreur, l'absurde, le rêve qui surgissent de la routine, du réel - et infuse douloureusement cette glaciation qui véritablement ("en realidad") prend subrepticement, loin très loin d'où on croirait la trouver. Où l'obsession du jeu de plateau dépasse le jeu et veut réécrire l'Histoire, où les joueurs dépassent eux-même le jeu et où tout devient bien plus grave que jouer, qu'un passe-temps, plus profond et intense, et de vagues en vagues les corps vaquant dans cette Costa Brava reprennent formes, cicatrisent, creusent et déplacent leurs situations, leurs rapports. Toujours le souffle coupé qu'à coup de pédalos, de loup et d'agneau, d'apparences simples, Roberto déploie toujours des toiles qui dépassent ses propres personnages, à renforts de destins, de prémonitions, de pensées dépassant les actes et d'actes dépassant les pensées, et de douleurs, de beaucoup de douleurs (physiques et mentales, muettes ou bruyantes, qui éclatent tout à coup ou prennent leur temps : jusqu'à être observé par les béances à notre tour).

Des traces par ici :
https://www.senscritique.com/activity/120220/493202

Sur Anna Akhmatova
7.9

Sur Anna Akhmatova (2006)

Sortie : 23 octobre 2013 (France). Biographie

livre de Nadejda Mandelstam

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Plus que juste Anna Akhmatova, c'est surtout tout un panorama de la situation des écrivains, écrivaines, et de la publication de textes littéraires sous la propagande et censure de l'URSS, avec pour ancrage, référence, Ossip Mandelstam et Anna Akhmatova donc, dont Nadejda / Nadia se fait ici les voix. Autant de réflexions sur la difficulté à faire exister pleinement ces textes à l'époque (publiés incomplètement ou refusés ; Anna Akhmatova se voyant figée dans ses textes des années 1910s des décennies plus tard - la grande majorité de son œuvre publiée en Russie seulement longtemps après sa mort, à la fin des années 80s). Les acméistes fustigent les symbolistes et les futuristes, leurs textes au service du pouvoir, de la "volonté de puissance", et à côté ce sont plein de petits bouts de vie du trio Ossip / Anna / Nadejda, de craintes et autres peurs en emprisonnements, en rencontres froides avec Marina Tsvétaïeva, ou présence d'un Arséni Tarkovski (père du cinéaste) dévasté à l'enterrement d'Akhmatova. Nadejda porte alors sa voix pour souvenir les êtres, donc, et ce qu'ils ont pu dire et penser, les poèmes qui n'auraient pas vu le jour, les répliques et les joies comme les jalousies et les saletés (tout en offrant de l'intérieur tout un aperçu de ces cercles russes dans ces temps-là).

"Il y a manifestement une chose qui nous est donnée: le droit et l'obligation, en relisant notre amère expérience, de ne pas en effacer les lignes tristes et d'en tirer des conclusions, sinon pour les hommes, du moins pour nous-mêmes."

"Elle a vécu toute sa vie avec le sentiment très net du malheur, dans l'attente du malheur et en pensant aux malheurs. 'Voilà qu'il me faut retourner à la porte pour accueillir un nouveau malheur...(, mais '...Il ne m'est pas donné d'oublier le goût des larmes d'autrefois...'"

Aucun de nous ne reviendra
8.9

Aucun de nous ne reviendra (1965)

Auschwitz et après, tome 1

Sortie : 1965 (France). Récit

livre de Charlotte Delbo

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

C'est un livre douloureux - euphémisme forcément - où la vie n'est plus qu'une mort délayée, sans substance presque, avec que la place d'être surpris de n'être encore pas mort, de persister dans une horreur froide, saisissante. Charlotte Delbo trace des bouts de mémoire revenus, témoigne de la douleur indicible des camps de concentration, en absorbant entièrement la subjectivité de celle qui dit, qui raconte : c'est ouvrir les yeux sur des quotidiens où on ne pouvait plus que fermer les yeux sur (pour tenir, pour croire en un lendemain), sur la surprise et la tristesse de n'être pas morte et débarrassée une fois pour toute de tout ce qui rendait la survie insupportable. De cette béance donc, cet immense trou, cette glaise froide qui donne soif, on ne revient jamais vraiment - on cherche donc à raconter cet insaisissable, murmurant, répétant, dans des formes de moments qui s'effondrent, répètent des mots comme "soif" ou "cri" : c'est intense à pleurer.

"Ma mère
c'était des mains un visage
Ils ont mis nos mères nues devant nous

Ici les mères ne sont plus mères à leurs enfants."

"Et il me faut lutte pour choisir entre cette conscience qui est souffrance et cet abandon qui était bonheur, et je choisis parce que Viva me dit : « Du cran. Debout.» Je ne discute pas son ordre, pourtant j'ai envie de céder une fois, une fois puisque ce sera la seule. C'est si facile de mourir ici. Seulement laisser aller son coeur."

"Vous marchez. Vous marchez sur la route lisse comme une patinoire, ou gluante de boue. De boue glaiseuse rouge où les semelles attachent. Vous marchez. Vous marchez vers les marais noyés de brouillard. Vous marchez sans rien voir, les yeux rivés aux pieds qui marchent devant vous. Vous marchez. Vous marchez dans la plaine couverte de marais. Les marais jusqu'à l'horizon. Dans la plaine sans bord, la plaine glacée. Vous marchez. Nous marchons depuis le jour."

Que ma joie demeure
7.7

Que ma joie demeure (1935)

Sortie : 1935 (France). Roman

livre de Jean Giono

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Des paysages avec des couleurs de tableaux d'Ernst Kirchner : c'est peut-être ce qui m'a frappé de premier abord dans ce Giono. Les ciels étaient mauves, verts, très rarement bleus, les contours de toutes formes luisaient, brûlaient, la rétine s'excitait très largement devant un spectacle continuel d'éclaircies, de trombes. Puis sont venus les vents faramineux, qui m'ont donné des souvenirs de Saint-John Perse "Le vent parlait. C'était un vent laiteux comme tout le reste. Il étai plein de formes, plein d'images [...]", et autres personnifications, réifications de zéphyrs, borées, souffles. Et par-dessus tout ça, ça fut des questionnements nombreux, incessants, autour donc de la joie qu'on convoque, qu'on espère et appelle, en usant d'un vocabulaire profus, mots-feux et mots-ciels, mots-animaux et autres, Giono tord les langues et leurs usages, enfourche les signifiants, les noms propres des Grémone, Fra-Joséphine et Jourdane.
Autant dire qu'encore une fois, Giono a commencé par me happer soudainement et totalement, lui, l'Orion-poil de carotte, les ruisseaux, le cerf qu'on dresse, la solitude parfois de ces hauts plateaux là.
Seulement, tout cela a fini par s'éterniser, peser, écraser sous l'incessance, et j'ai fini par me lasser de parcourir ces artères du monde en charrettes, au fil coulant des saisons, par ne plus espérer que l'ensommeillement du monde et qu'il se passe quelque chose d'autre (je suis sorti du livre quelque part en son milieu, donc, pour ne jamais y replonger vraiment, que survoler des pages et parfois retrouver Bobi, parfois pas : j'en crois mes cornures, les cents premières pages en sont abondamment dotées, quand je dois n'en avoir que trois sur les deux-cent dernières).

Dans l'artère de Giono :
https://www.senscritique.com/activity/120220/464246

Grands carnivores
6.5

Grands carnivores (2019)

Sortie : 24 janvier 2019. Roman

livre de Bertrand Belin

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

L'écriture sèche et ironique, un poil cruelle pour dresser les portraits du vieux fondateur, du récemment promu, du valet de cage. Belin parle beaucoup de figuration ici, de paraître et de petites convenances d'un entresoi bourgeois du second Empire, avec un sourire féroce et une plume qui s'amuse à nommer sans nommer. Là, la mort y est indifférente, la peur est tripes, et le danger décante en soupirant, sans traces ou presque, juste une idée de danger sous-jacente.
J'entends bien Bertrand Belin "parler" son texte, on le reconnaît - penser au "Bec" du dernier album. Ce sont des remarques de constatations, des paroles mises dans les bouches des personnages et jamais prononcées pour elles-mêmes, et des agitations osseuses, imagées indirectement : du gris de passage, quelques embardées dans le Labyrinthe ou devant les dites-croûtes du peintre, un grand air empuanti par quelque part, invisible, la présence absente des grands carnivores.

Voir aussi :
https://www.senscritique.com/activity/120220/38696185

Peau noire, masques blancs
7.8

Peau noire, masques blancs (1952)

Sortie : 1952 (France). Essai, Culture & société

livre de Frantz Fanon

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Je suis largement largué par tout ce qui touche à la psychanalyse dans l'ouvrage - les Oedipe, névroses, Freud et Lacan, je n'y comprends rien ou je comprends de travers.
Autrement : avec force, les questions de racisme sous multiples formes : fantasmes de la figure du "Noir", de son supposé "parler petit-nègre", toutes les projections dans lesquelles on enferme le Martiniquais, l'Antillais, et comment par la colonisation, en imposant la culture européenne comme supérieure et en détruisant la culture autochtone, le "monde blanc" a imposé les rôles de "Noir" ou de "Blanc" - l'imagerie du sauvage, de celui qui ne s'adapte pas à cette culture, contre celui qui s'y adapte - imposant par là-même de nouveaux types d'hommes. Frantz Fanon s'inspire beaucoup de Sartre, revoit Senghor et s'émerveille de Césaire, tout en pourfendant quelques anciens ouvrages sur la psychologie de la colonisation (ceux attenant à l'idiotie de la "puissance sexuelle du noir", ou à la servitude originelle fantasmée des colonisés).
Et, magnifique, face à toute cette puanteur, tout ce passé et ce présent affligeant, Frantz tend, interloqué mais sans haine, vers la détermination totale de chaque être pour soi, la création idéal du monde humain. "Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge !"

Deux, trois citations :
https://www.senscritique.com/activity/120220/416938

Fragmenter le monde
7.5

Fragmenter le monde

Sortie : 25 janvier 2018 (France). Essai

livre de Josep Rafanell i Orra

Rainure a mis 6/10.

Annotation :

"Contre le Tout, il y aura toujours un reste, notre inadaptation.", comme résumé final. Ici, l'on convoque pêle-mêle le Comité Invisible, Deleuze et Guattari, Walter Benjamin et les hétérotopies de Foucault - on commence à être habitué à ce rêve hérité des post-situs et appellistes. Cette fois, les réponses viennent sous forme du dehors - et je me dis que ça rejoint finalement beaucoup la "zone" dont parlait Damasio, ou avant ça les bolos de P.M. : il faudra être interstice, fragment, échapper aux resignifications opérées par le capitalisme qui se réarme sur tout, partout, soit sortir de la forme universelle du monde-marchandise. Pour cela, Josep Rafanell i Orra appelle à l'enquête et l'errance, la déambulation pour rencontrer la différence, et bien sûr, contribuer à la "commune en cours".
De biens jolis espoirs, mais quelles individualités exceptionnelles peuvent les réaliser ?

"Il faut trouver une nouvelle entente du concept d'autonomie, délestée de la figure centrale d'un sujet politique interne au système-monde de l'économie. Cette nouvelle entente repose sur l'ouverture vers un dehors incompatible avec la capture et l'exploitation des formes de vie qui constituent l'intériorité capitaliste. Et ce dehors n'est autre que la pluralité des milieux où s'inscrivent les formes de vie de la communauté. Il y a le dedans institué par le régime de calcul de l'universelle équivalence. Ou celui du régime général d'intégration au droit qui lui est subordonné. Les désintégrés, comme les célibataires de Kafka ou les dépossédés de Beckett, existent mais n'ont plus de réalité dans ce monde. Ils n'ont pas le droit à exister à leur manière."

Beloved
7.5

Beloved (1987)

Sortie : 1989 (France). Roman

livre de Toni Morrison

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Très beau témoignage de l'absence à soi-même (causée par l'esclavage et ses relents), de l'enfoncement et l'oubli dans la rouille et la misère, l'impossibilité de protection face à des systèmes pervers et totaux. Dans l'air, la mauvaise poussière et l'horreur qui flotte, l'étonnement de se voir souvenue parfois de Sethe, l'absence de toute destinée réalisable pour elle et dans laquelle elle entraînerait malgré elle ses proches, sans intervention extérieure. Aussi, le Bon Abri comme univers et ses arbres et ses chemins autour, ses couleurs particulières et ses règles propres (temps, physique, perceptions) : passer être recueilli là, ou éviter ce qui reste du 124, reconnu à travers les éclats de nombreuses voix, d'époques et d'héritages de fantômes. Du lamentable qu'on obtient quand on refuse le statut d'humains à toute une frange de l'humanité, de la soif pour qui on ferait tout, du pouvoir mystificateur de l'argent, et des constellations de fleurs, champs récoltés de maïs, vestiges de la Guerre et vieux relents des États-Unis du Sud (qui rappellent quelques vocabulaires de Faulkner, dans un style tout autre, des thématiques ne se chevauchant pas sauf parfois dans l'ignominie, l'horreur, et sans doute la filiation, les déterminations dont on hérite malgré soi).

"Sethe savait que le cercle qu'elle décrivait autour de la pièce, de lui, du sujet, demeurait cercle. Qu'elle ne pourrait jamais aborder la chose, la préciser à l'intention de quiconque poserait la question. Si on ne saisissait pas d'emblée, elle ne pourrait jamais expliquer. Parce que la vérité était simple, la vérité n'avait rien d'un conte à n'en plus finir, plein de sarraus à fleurs, de cages, d'arbres, d'égoïsme, de corde à la cheville et de puits. Simple : elle était accroupie dans le jardin, et quand elle les avait vus venir et qu'elle avait reconnu le chapeau de Maître d'Ecole, elle avait entendu des ailes. De petits oiseaux-mouches plantaient leur bec en aiguille dans son fichu et jusque dans ses cheveux tout en battant des ailes. Et si elle avait pensé quoi que ce soit, c'était : Non. Non. Nonon. Nonnonnon. Simple. Elle avait fui, voilà tout."

Crépuscule des idoles
8

Crépuscule des idoles (1888)

(traduction Jean-Claude Heméry)

Götzen-Dämmerung oder wie man mit dem Hammer philosophiert

Sortie : 1977 (France). Essai, Philosophie

livre de Friedrich Nietzsche

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

"Car qu'est-ce que la liberté ? C'est d'avoir la volonté d'être responsable de soi-même. De maintenir la distance qui nous isole des autres. De devenir plus indifférent aux peines, aux épreuves, aux privations et même à la vie." ("La valeur d'une cause se mesure parfois non à ce qu'on atteint par elle, mais à ce qu'il faut la payer, à ce qu'elle nous coûte.")

Nietzsche qui déboulonne la morale et fait son orgueil de l'immoralité (à ne pas confondre avec l'amoralité), fait la belle part aux instincts, creuse les idoles pour y trouver leur vide. Un condensé de traits de génie, de dureté, d'idées et réflexions de vie, l'art, la bassesse des gens, plein de difformités et d'ombres. Quelques crachats bien placés, donc, des aphorismes, de la poudre pour tirer sur la morale.
De tout ça, je parle très mal, allez plutôt voir quelques citations, et lisez-le :
https://www.senscritique.com/activity/120220/214389

Mémoire de fille
7.3

Mémoire de fille (2016)

Sortie : 1 avril 2016. Roman

livre de Annie Ernaux

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Tout de suite, l'impression d'une lignée aux "Années" - dans le ton et l'apparition de choses qui se mêlent. Mais ça défile moins inexorablement, tout de même, la "Mémoire de fille" se condense plus puisque ce sont deux années, deux années qu'Annie Ernaux va creuser, regarder lointaine et questionner : regard sur soi par soi-même, là où on ne se reconnait plus immédiatement, où l'on voit la photo d'un temps révolu, qu'on sait se voir sans parvenir à se projeter, donc. Alignement d'actions disséquées puis replacées, "colletage avec le réel" et la question de l'écriture, son rôle et sa forme.
Ernaux donc comme d'habitude enrichit ce qui pourrait être juste le roman d'une expérience sentimentale vue et revue (la première fois et la jalousie qu'entraîne le refus d'une seconde fois avec la même personne) avec les rebonds de l'imaginaire : itinéraires pas empruntés, histoire des figures oubliées, reformation de l'irréalité des sensations par la réalité des mots, recherche des figures et fantômes du passé dans ce qu'ils sont devenus plus tard, coups de fils, et accumuler et accumuler dans l'image de pureté et de souillure l'idée de deux années, refiler quelques points cardinaux. Des embruns du "elle" qui remontent et enfin éclosent, trouvent à naître sous la plume.

"Sa pensée n'a plus d'objet et elle est dans un monde dont le mystère et la saveur ont disparu. Le réel ne résonne plus en elle que sous forme d'émotions douloureuses, disproportionnées - au bord des larmes en croyant perdue une lettre de sa mère qu'elle n'avait pas encore ouverte.
Au fond, elle voudrait être restée une adolescente [...]"

Et la conclusion magnifique :
"Déjà le souvenir de ce que j'ai écrit s'efface. Je ne sais pas ce qu'est ce texte. même ce que je poursuivais en écrivant le livre s'est dissous. J'ai retrouvé dans mes papiers une sorte de note d'intention :
Explorer le gouffre entre l'effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive, et l'étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé."

L'Établi
8.4

L'Établi (1978)

Sortie : 1978 (France). Récit

livre de Robert Linhart

Rainure a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Toute la troublante horreur de l'usine - et on ne les compte pas, les angoisses : répétitions toute la journée durant, échouer à réaliser une opération sous pression, rajouts de tâches et "rationalisation" du travail, rallongement de la journée, sans compter les bruits, l'air suffocant, les produits toxiques, l'absence de prise en compte de maladies professionnelles - à travers l'expérience d'un "établi" (ou intellectuel militant s'embauchant jusqu'au licenciement, vers 68), chez Citroën à Choisy.
Dedans, quelques réjouissances, quelques cassures du rythme, la joie d'une grève qui prend un temps, mais surtout la cruauté des petits et grands chefs, qui repèrent et tentent de mater les rebelles, l'absence de discernement loin de la chaîne, l'enfer des cadences et des changements, la mise au rebut des hommes comme des pièces défectueuses. Le matériel, le réel de la fatigue et de l'énervement qui parle directement, et tout le sens que ça porte donc quelque part.
Donc, quelque part tenter de s'arcbouter contre l'humiliation, dénoncer cette honte là qui existe, et rappeler la force des rapports de production.

"Je découvrais cette autre routine de l'usine : être constamment exposé à l'agression des objets, tous ces contacts désagréables, irritants, dangereux, avec les matériaux les plus divers : tôles coupantes, ferrailles poussiéreuses, caoutchoucs, mazouts, surfaces graisseuses, échardes, produits chimiques qui vous attaquent la peau et vous brûlent les bronches. On s'habitue souvent, on ne s'immunise jamais. Des allergies, il y en a sûrement des centaines, jamais reconnues."

Voir aussi :
https://www.senscritique.com/activity/120220/478290

La Mélancolie de la résistance
8.3

La Mélancolie de la résistance (1989)

Az ellenállás melankóliája

Sortie : 2006 (France). Roman

livre de László Krasznahorkai

Rainure a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

De la matière qui se décompose : le bitume, les phénomènes célestes, l'enthousiasme naïf , les chairs, les nerfs.

László manipule tout cet espace en déréliction pour mieux l'exposer, en observer les différents versants et penchants, autres mécanismes dysfonctionnels de cette ville en perdition de la Hongrie, et y place alors ses personnages pour mieux les tourmenter. M Eszter est figé dans son lit comme serait le narrateur de Bernhard dans son fauteuil à oreilles, Valuska le pauvre benêt sert de contrepoint naïf, angélique, qui finit entraîné malgré lui par la foule, et tout le monde complote et craint, espionne les cours, soupçonne et devine la violence qui sourde.
Autour d'une baleine, toutes les interrogations se concentrent, tous les relents de haine prennent forme, parviennent enfin à se résoudre, plus aucun carcan ne retient la foule, le soulèvement mauvais, le crépuscule. Des yeux vides, surtout, des silences pèsent, alors que les phrases s'allongent et franchissent des gouffres. Ici, aucune croyance en aucune rédemption humaine, cap au pire donc, et les mauvaisetés que peuvent arborer les natures humaines craintives, dressées, relâchées - et le prince comme donneur d'ordre, et Mme Eszter qui profite du saccage, de la fin de la sécurité pour réordonner comme lui sied l'ordre de la ville. Bien des périls d'entre deux phrases, bien des disharmonies alors, ce qui crisse sous la dent comme un souffle de Kertész, bien un périple dégoûtant, chaotique et brutal.

Un peu de ce périple en citations ici :
https://www.senscritique.com/activity/120220/268638

Ceux qui restent
7.7

Ceux qui restent

Faire sa vie dans les campagnes en déclin

Sortie : octobre 2019 (France). Essai, Culture & société

livre de Benoît Coquard

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Passionnante sociologie des campagnes dites "en déclin", et de leur population ayant vu se réduire comme peau de chagrin leurs possibilités de reconnaissance, ayant vu leurs sociabilités se reconfigurer (du bal populaire à l'apéro privé), ayant connu un certain abandon progressif de l'engagement de l'état, une désindustrialisation certaine et la baisse d'opportunités de travail qui s'ensuit (et l'importance alors que peut prendre la mauvaise - la sale - réputation, le chômeur qui "profite" forcément, et insidieusement la fermeture encore plus conséquente des opportunités). Benoît Coquard, un de "ceux qui partent", revient saisir ce qui peut aider à former les solidarités, la conscience collective qui perdure : un "déjà, nous" qui revient et s'est traduit plus concrètement lors des mobilisations des Gilets Jaunes, mais déjà au quotidien forme le réseau d'interconnaissance (aidant l'accès à l'emploi, simplement au sentiment d'existence) : potes sur qui on sait pouvoir compter, commérages contre les "cassos" et rupture de valeurs avec ceux qui partent en ville, défense d'une indépendance et de ce qui a été connu et reconnu, nostalgie du temps du père et du "c'était mieux avant" relativisé par les mères et filles, règles de visibilité ou de ceux qui finissent "perdus", encore plus stigmatisés et précaires - qui quand ils le peuvent se déplacent d'une dizaine de kilomètres, évidence fière du vote RN, sursauts associatifs, fermetures de bistrots, travail au black pour allonger l'enveloppe de fin de mois.
Bourdieu abonde, Ernaux apparaît, puis surtout vient toute la galerie de personnes rencontrées que Benoît Coquard prend le temps de questionner, de comprendre, pour refaire lumière sur ces voix-là, ces rapports sociaux, à hauteur d'homme. Soit : d'un bel usage de l'outil sociologique.

Deux, trois citations par là :
https://www.senscritique.com/activity/120220/40595674

La Cité à travers l'histoire
8.7

La Cité à travers l'histoire

Sortie : 2011 (France). Essai

livre de Lewis Mumford

Rainure a mis 9/10.

Annotation :

(Master)

Refaire surgir les remparts originaux, les premiers regroupements, lieux saints, et observer cristalliser la cité et ses semblants d'organisation, puis son organisation, à travers les multiples indices culturels, historiques, géographiques. Lewis Mumford abat un travail colossal en quelques centaines de pages, en parcourant les siècles depuis l'antiquité des villes ouvertes, des polis grecques aux mégalopoles et nécropoles-en-devenir moderne, à travers le prisme toujours de l'observation des métamorphoses des cités, de leurs administrations à leurs organisations commerciales, politiques, structurelles, et dans ce cristal là, revient sur la situation des habitants et les divisions des classes et du travail, des errements et tendances créatrices et destructrices au sein de ces regroupements de plus en plus conséquents.
D'autre part, Mumford s'attache aux questions de spiritualité, de progrès, d'incarnation de l'être et d'incarnation de la cité, de protections, de guildes ou manufactures, de temples et de forums - observation de la déchéance romaine et les conséquences des dégradations de l'hygiène, limites de croissance urbaine, puis cité médiévale et ses avancées en terme de salubrité (contrairement aux croyances populaires)... Petit à petit, à grands renforts de chapitres fournis, détaillés précisément, et de quelques illustrations, Mumford précise les formes baroques, note les dislocations et reformations servant les nouveaux pouvoirs, les cohues causées, les coûts et décompositions, les taudis et banlieues mortes, arrive de siècles en siècles jusqu'à l'époque contemporaine pour en présenter, du point de vue urbaniste, ses défis, ses contraintes, ses failles et ses rêves - pour sauvegarder l'organique des formes géographiques.
Bref, Mumford en ami, qui croit en la cité malgré les nécropoles, qui constate sa perpétuation et espère qu'elle puisse permettre "d'aider l'homme à prendre conscience de sa participation au processus historique", et qui diffuse un savoir complet, fascinant, multiple, n'occultant jamais la complexité de penser la cité.

Des bouts ici :
https://www.senscritique.com/activity/120220/376232

Ada ou l'Ardeur
8.3

Ada ou l'Ardeur (1969)

Ada or Ardor: A Family Chronicle

Sortie : 1975 (France). Roman

livre de Vladimir Nabokov

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Le magicien, qu'on l'appelle, excusez du peu. Mais il y a bien un peu de ça avec Nabokov, dans le sens où on ne voit pas les trucs, on se laisse surprendre et soudain, bouche bée, on prend un peu de recul pour se demander comment tout de même il a pu en arriver là ?

"des papillons et des orchis papilionacés en marge du roman", mais tout le roman est en marge de lui-même. Supra-structure du narrateur, Van Veen, confondu avec la structure même de "son" livre - qu'il prend à bras le corps quand il s'emporte, enchaînant jeux de mots fantaisistes, en trois langues (anglais, russe, français), allitérations et assonances en trombe, voire petits semblants de scènes de théâtre, de correspondance, de poème - et le tout, relu et corrigé, comprenant plein de petites notes de relecture d'Ada - "Nirvana, Nevada, Vaniada.", ou une littérature de l'apothéose et du temps que ça prend. Rien que ça pour gratter rien, une pellicule surfacique - rien du reste.
Forcément, l'abscons de cette première partie - les rudes, rudes cents premières pages où s'échangent noms fantaisistes, surnoms, seconds prénoms, prénoms russifiés, rappels à d'autres livres d'autres auteurs (Tolstoï, Maupassant et sa parure) comme aux siens (le Pale Fire, toutes les Dolly), et se déploient les incestes des Veen, les orgies innombrables, vices innommables, et les centaines de sous-entendus érotiques - et plaque par-dessus tout ça les simili-connaissances encyclopédiques où le vrai se mêle au faux, où les personnages historiques écopent de quolibets, des objets sont réinventés sous d'autres noms, escamotés, pressés, où les fausses fautes côtoient les vraies créations - avant de presser les dernières parties, philosopher sur l'Espace et le Temps, observer la vieillesse et ce qu'il reste de l'Arcadie hors-la-loi, regretter les drames et écarts de conduite, et faire un cosmos de Démon, Lucette, Aigue-Marine, Ada et Van - avant de remonter le livre à volonté, d'y errer pour jouer, de réorganiser toute cette fresque.

Des reflets ici :
https://www.senscritique.com/activity/120220/32500

La Prochaine Fois, le feu
7.6

La Prochaine Fois, le feu (1963)

The Fire Next Time

Sortie : 1963 (France). Essai

livre de James Baldwin

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Baldwin tente l'équilibre fragile de donner sa langue au feu menaçant - de rappeler que la revanche des afro-américains, descendants d'esclaves encore ostracisés des années 60s, peut surgir à tout instant face à l'oppression et la mise au rebut systémique, de reconnaître le mépris subit par toute la partie des citoyens Noirs (refus de droits, exclusions, violences policières et étatiques) - mais de son souffle espère une prise de conscience, une issue paisible, à ne pas vivre dans "une maison qui brûle". On dialogue avec Malcolm X, les questions religieuses, la valeur des grands textes et des psalmodieurs, on se rappelle de Frantz Fanon, et la verve pleine d'ironie dénonce et implore, invoque la pleine conscience de son passé, de son histoire, et on se prend à espérer revoir l'eau tomber.

Petites braises par-là :
https://www.senscritique.com/activity/120220/12338511

Othello
7.9

Othello (1604)

(traduction Yves Bonnefoy)

Othello, the Moor of Venice

Sortie : 1604 (France). Théâtre

livre de William Shakespeare

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Shakespeare en maniganceur arachnéen qui déploie une toile entre Venise et Chypre pour nous y coincer, et nous faire béat comme Iago fait implacable son filet qui les manipulera tous, et de toute pièce fondra l'immense jalousie qui y est engluée. La naïveté et la crédulité mise en jeu et déçue par le ressentiment obscur, la cruauté et la volonté chaotique, et Othello n'est plus grand chose en dépit de toute sa valeur, une fois qu'il devient pantin, prévisible et acculé par plus malin que lui. Chypre devient un isola de complots, d'animosité, de sombres coulisses et d'interprétations dépassant leurs gestes sous la plume de William. Alors, toute ambition ambitionne une ruine, et toute victoire réclame son lot de choses brisées, flotte turque, lieutenants et désirs : au mêmes terribles récifs.

Quelques citations piochées ici :
https://www.senscritique.com/activity/120220/407046

Le Roi Lear
8

Le Roi Lear (1606)

(traduction Jean-Michel Déprats)

King Lear

Sortie : 1606 (France). Théâtre

livre de William Shakespeare

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Encore plus terrible, sombre qu'Othello, des échos d'un vieux visionnage de Ran me revenaient au fur et à mesure des pages - rien que de la désolation et encore de la désolation. On conjure les éléments pour se déchaîner sur tous, une apocalypse et un orage comme seuls horizons, les fous des rois sont doctes et les rois sont fous, les fils et filles les plus honnêtes sont reniés, et on garde au proche ses ennemis. Il y a une épaisseur de fange pas possible dans ce Shakespeare là, qui conduit tous les royaumes belligérants dans l'abîme, la maladie, la ruine : tout n'est plus guidé que par les aveugles et les cruautés, chaque page pue, et chaque missive renferme cent complots. Navrer éternellement la joie, et faire reluire la saleté humaine toute ordinaire qui tente en vain de s'esquiver.

Des frasques de Bill :
https://www.senscritique.com/activity/120220/269103

Le Vice-Consul
6.7

Le Vice-Consul (1966)

Sortie : 1966 (France). Roman

livre de Marguerite Duras

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Pour des lignes pleines de vapeurs, de mousson et de toutes sortes de fanges (lèpres, boues, épuisements, trous de mémoire). Duras qui malaxe et décime ses phrases, ses narrateurs et ses dialogues, qui ne laisse que le strict minimum ou moins, désosse et sème des intrigues qui ne mènent qu'en culs de sacs innombrables, soit encore une fois Marguerite Duras qui opère et interpelle par béances plutôt que par monts. Là, que de Lahore, de Calcutta, d'Indes parsemées et d'Indochine quadrillée, de grands palais de ruines, de brumes qui s'accrochent aux personnages. Du vice-consul, c'est la figure qui tire les lépreux, d'Anne-Marie c'est le désir interpellé et fasciné, incertain, de la mendiante c'est les syllabes de Battambag - ce qui reste. Et quelques joncs, et quelques cardamomes.

Des phrases qui pointent hors la brume :
https://www.senscritique.com/activity/120220/463301

Niels Lyhne
8.3

Niels Lyhne (1880)

(traduction R. Rémusat)

Sortie : 1928 (France). Roman

livre de Jens Peter Jacobsen

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Une éducation sentimentale mineure. Tout ou presque se passe cérébralement, dans l'imagination bafouée de Niels Lyhne, qui se fait de l'Amour et de sa vie un rêve, une poésie souveraine qui doit à tout prix être bien au-dessus de ce qu'elle est véritablement, incandescente, qui se traduit par des élans immenses de lyrisme, de romantisme, à la façon de certaines toiles de peintres de Skagen : les buffets bourgeois de P. S. Krøyer (moins passionnants que sa belle toile de bûcher estival sur ces plages claires, ou ses ballades le long de la mer du Nord ou la Baltique), ou Michael Ancher (des portraits plus ourlés).
Seulement, trop d'élans pour moi, moins de froide précision du décalage, plutôt une fatalité qui ne cesse de retomber en grandes eaux - tout ça me retient un peu en arrière, alors que le cadre autour de Thisted, croisant les noms de l'île de Mors et ses doux blés dorés, le nom d'Aalborg, me plaçaient en terres connues - je suis plutôt Frédéric Moreau que Niels Lyhne en fin de compte.

Deux, trois extraits par-là :
https://www.senscritique.com/activity/120220/453026

Middlemarch
7.9

Middlemarch (1871)

Sortie : 1871. Roman

livre de George Eliot

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

Une dentelle aristocratique qui affine et affine encore ses motifs au fur et à mesure des livres, quand dans un même mouvement les personnages s'épaississent, précisent et adaptent leurs caractères, se braquent et fulminent tout à fait : un millier de pages pour tailler des haies, trier et fouiller des livres, émettre des thèses et signer promesses et hontes.
Si le point de vue choisit oublie toute une partie de la population de Middlemarch - on évoque à peine les hobereaux, les paysans infortunés, les classes populaires - c'est surtout à l'apanage exclusif d'une minutie du point, du fuseau et de la tulle - soit l'observation à l'aiguille des mœurs bourgeois de l'époque, à travers notamment la question des mariages, et des envies de surclassements, craintes du déclassement. En travers de ça, les passions se multiplient et s'affrontent, les destinées s’échafaudent et s'effondrent sous les coups du sort, les interprétations, les rumeurs, la honte plus blessante dans le village que la dette : Marian Evans ("George Eliot") précise à grands renforts de détails les silences, aveux, oublis, mauvaises précautions et sursauts exagérés d'honneur qui habitent les Vincy, Bulstrode, Casaubon, Ladislaw et autres habitants plus ou moins fortunés du hameau ; grands portraits psychologiques qui vaquent sans pieds très sûrs, qui tentent de se laisser aller à l'amour du monde, à la sympathie universelle, ou complotent uniquement pour leurs propres efforts, qui assèchent ou font fleurir les visages qui peuvent leur faire face, discussions doublées par le souterrain de pensées en nombre qui ne feront jamais surface : donc, bien des motifs et des arabesques éparses, séparément belles, et qui perdent, agacent puis ravissent tour à tour (une somme qui gagne en force avec le nombre des pages - prodigieusement ennuyé par endroits, puis soufflé, et encore plus).

De par ces chemins-là :
https://www.senscritique.com/activity/120220/280237

MaternA
7.5

MaternA

Sortie : mai 2007 (France). Roman

livre de Hélène Bessette

Rainure a mis 5/10.

Annotation :

Plein d'effets de style qui sonnent comme des effets de manche, qui me passent par-dessus la tête, qui chargent et surchargent un texte pourtant autrement court, et qui esquisse par instants des ombres de ce à quoi je m'attendais chez Bessette (en filigrane des jeux de langage qui prennent plus de corps pour moi que des majuscules impromptues, des alinéas et sauts de lignes intempestifs, et la ritournelle des cAs, et autres A qui surviennent comme çA). Dessous les lignes, de la méchanceté entre institutrices, du règne dictatorial de la directrice, de l'admiration, quelques surprises quand même. De tout ça, l'impression d'un texte qui prendrait beaucoup plus de force à l'oral, d'une poésie qui mériterait un peu plus d'incarnation que ces accumulations qui semblent essouflées, retombées.

Bref : je passe bien à côté, ne trouve pas amusant ce MOI JE central, ne circule pas parmi ces expérimentations là. (pour avoir commencé à feuilleter "N'avez vous pas froid", ça me semble bien plus proche de mes sensibilités, stay tuned)

"C'est le monde des vanité froisses, des jugements hâtifs, des grossissements stupides, des glaces déformantes, des morceaux de quartz non taillés qui renvoient des images fantaisistes.
Le petit monde de l'amour-propre ulcéré, à vif."

"Pas plus tard qu'hier elles étaient de jolies jeunes filles et aujourd'hui elles ressemblent à Dunkerque."

"nous avons manqué nos vies,
nous avons déjà fait tant de bêtises,
nous avons déjà manqué plus d'un train,
nous avons gâché plus d'un matin (couleur de Quasimodo)
nous gardons sur nos visages aux lignes rompues le reflet de nos désespoirs.
Aussi :
Nous nous sommes penchés sur des livres
illustrés
par des artistes
à la recherche de
l'IMAGE
avant le train manqué
avant la faute consommée
avant le matin qui n'aurait pas dû être.

AVANT !

Dans la contemplation
d'un A
léger, subtil, bleu clair, rose pâle, vert jade, jaune vanille.
A la recherche de la perfection absente, à travers le A."

Compagnie
7.7

Compagnie (1985)

Company

Sortie : 1985 (France). Roman

livre de Samuel Beckett

Rainure a mis 7/10.

Annotation :

Relecture - mais j'avais oublié l'avoir lu, ne m'en serait rendu compte qu'à mi-parcours.

Mieux abstraire, créer d'impossibles voix pour faire compagnie, mesurer rien dans le vide et toujours reprendre de zéro, marcher à genoux pour clopin-cloper, envisager des repères, des remarques, des noms et des accompagnants, mais ne finir que par retomber sur rien, pas d'autre. Toujours le même, et incompatible dénomination, que le "Tu", le "Il", et réinventer et imaginer quelques manières de se désennuyer. Beckett fantomatique trace des lumières qui brillent le moins possible mais des lumières tout de même, égraine des couleurs, des sens, des parties du corps humain, et condense toute impossibilité de narrer : son arme, une langue de la concision et de l'image, qui vise par-dessus elle-même, se vautre, rebondit et s'arrête pour ne contribuer à plus aucune intrigue, qu'à un errement solitaire, presque réconforter l'inimaginable.

"Voilà donc la proposition. A quelqu'un sur le dos dans le noir une voix égrène un passé. Question aussi par moments d'un présent et plus rarement d'un avenir. Comme par exemple, Tu finiras tel que tu es. Et dans un autre noir ou dans le même un autre. Imaginant le tout pour se tenir compagnie. Vite motus."

"Car pourquoi ou ? Pourquoi dans un autre noir ou dans le même ? Et qui le demande ? Et qui demande, Qui le demande ? Et répond, Celui qui qu'il soit qui imagine le tout. Dans le même noir que sa créature ou dans un autre. Pour se tenir compagnie. Qui demande en fin de compte, Qui demande ? Et en fin de compte répond comme ci-dessus. En ajoutant tout bas longtemps après, A moins que ce ne soit un autre encore. Nulle part à trouver. Nulle part à chercher. L'impensable ultime. Innommable. Toute dernière personne. Je. Vite motus."

"Donc un autre encore. De qui rien. Se créant des chimères pour tempérer son néant. Vite motus. Un temps et derechef affolé à part soit, Vite vite motus.

Imaginant imaginé imaginant le tout pour se tenir compagnie. Dans le même noir chimérique que ses autres chimères."

N'avez-vous pas froid
8

N'avez-vous pas froid

Sortie : 1963 (France). Roman

livre de Hélène Bessette

Rainure a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Dora enfuie, insaisissable, intraduisible, inclassable, disparue, et un portrait qu'on voudrait pouvoir dessiner sans jamais pouvoir. Plutôt, un portrait qu'on ne tracera jamais qu'en négatif - et quel négatif : les lettres terribles de l'ancien mari, qui se rompt en possessions, crises profondes, méchancetés gratuites, troubles et incertitudes à répétitions, implorations, altercations écrites sous couverts de menaces de garde d'enfants, et tout un schéma de manipulation de la part d'un mari éclaté, dépossédé de l'appui qu'il considérait comme dû - la présence de Dora - et qui s'éloigne en douleurs, en réclames, en vraies tristesses et vraies bassesses.

Et Bessette place des points et des lignes pour dresser tout ça : la structure complexe et mouvante des entités multiples (couples, amants, ou tout simplement l'individualité des partenaires du couple - mais aussi attentes et us de la société, avenir majoritairement admis, stupeurs et "on dit" dont la réalité n'est jamais assurée) : vis à vis, influences, et fuites hors des avenirs entendus, pour fournir un portrait miteux des coins d'ombres de ces mariages mal vécus, mal-vivants même.

Dialogues
7.3

Dialogues (1977)

Sortie : octobre 2008 (France). Entretien, Philosophie

livre de Gilles Deleuze et Claire Parnet

Rainure a mis 8/10.

Annotation :

"Expérimentez, n'interprétez jamais." - coucou Nosferalis.

Autrement, Deleuze discute tout : la joie de Spinoza d'affirmer le désir, l'âme et le corps. La possibilité de marcher hors-norme, en Dehors, devenir minoritaire, être peuplé des rencontres, et lit Beckett et Kafka dans leur écriture qui bégaie. Appelle à mépriser avec la psychanalyse - et on le suit gaiement dans la tâche - et plus généralement, appelle à s'ouvrir à la rencontre, l'événement inattendu : hors territoire, hors histoire, hors-norme. Pousser par le milieu, donc, rhizome, indéterminé, plein de ET et de ET encore, pour éviter la réassignation, redétermination, la case castratrice de désir, de puissance d'être - tout en contemplant le risque de fuir dans le trou noir, de ne pas parvenir à renégocier la vie.
Soit, dans une discussion vivifiante, dont je sors émerveillé, rouvrir des possibilités d'être mouvants, potentiels, échapper aux écoles de pensées, aux interprétations et aux métaphores pour y préférer l'expérience, Woolf, Melville, Reich, où je sors avec le désir d'arpenter mieux, à la rencontre, à l’affût, pour affuter et affuter encore au gré ma forme idéale de vie, l'éprouver et l'affiner.

Quelques bouts ici :
https://www.senscritique.com/activity/120220/165272

Rainure

Liste de

Liste vue 711 fois

18