NieR: Automata
8.1
NieR: Automata

Jeu de Platinum Games, Yoko Taro et Square Enix (2017PlayStation 4)

La philosophie de NieR est-elle consciente ou inconsciente ?

Deux points importants : Premièrement, dans cette critique, il ne sera pas question d'évoquer en profondeur l'aspect technique du jeu, en particulier sa jouabilité (même si dans son ensemble, personnellement j'ai plutôt apprécié) à propos duquel j'estime certaines critiques plus pertinentes et objectives que les miennes. Deuxièmement, il y aura bien évidemment du spoiler pour ceux n'ayant pas encore terminé le jeu.


Qu'est-ce que je retiens, de cette cinquantaine d'heures passées sur NieR: Automata ? Beaucoup de frustration. A priori, le jeu avait tout en apparence pour me plaire, et pour finir dans mon panthéon des jeux préférés : des OSTs sublimes (que j'écoutais déjà en boucle bien avant d'envisager acheter le jeu, et qui il faut le dire, m'ont poussé en grande partie vers cette voie, ce qui ne surprendra personne), la réputation d'avoir une certaine fin [e] exceptionnelle, mais aussi et surtout, d'être considéré comme un jeu hautement philosophique, traitant à sa manière du thème ô combien fascinant de la conscience. C'est principalement de ces deux derniers aspects que je souhaite traiter.


Pour une raison que je ne m'expliquais pas jusqu'alors, j'ai été partagé tout le long du jeu, comme je l'ai dit, par un sentiment de frustration qui n'a cessé de croître au fur et à mesure que j'avançais dans l'intrigue, mais contrebalancé par un autre sentiment, probablement accentué par la puissance qu'exerce les OSTs sur l'atmosphère du jeu, de "sois patient, ce moment qui te retournera complètement arrive bientôt". Et ce moment n'est tout bonnement jamais arrivé.
Donc en attendant, j'ai pris mon mal en patience, sentant que j'allais être scotché par ce que j'allais voir : quêtes annexes terminées à plus de 70 %, exploration de l'ensemble de la carte en me laissant porter par ma curiosité sur certaines zones, différentes fins effectuées... Sauf que tout ça, c'était du vent, ai-je pensé, une façon artificielle de colorer son jeu, à l'instar d'un nouveau produit qui n'apporte rien de nouveau sous le soleil, qu'il faut vendre et que l'on parfume intentionnellement pour attirer son client. Sur le fond, à tête reposée, qu'est-ce que l'on retient de ce jeu d'un point de vue philosophique ?


Je crois que Yoko Taro a eu deux intuitions principales concernant le narratif de son jeu, sa "philosophie" explicite, consciente : 1) L'idée de substituer les androïdes aux hommes, afin de pouvoir faire jouer l'ensemble des stéréotypes que l'on peut avoir sur cette question très turingienne de l'IA et de la conscience à des personnages comme 2B et 9S mais vis-à-vis des machines : "Les machines ne peuvent pas avoir d'émotions" se répétera ce dernier tout le long, nous rappelant toutes les formes de rationalisation que nous sommes enclins à utiliser, comme mécanisme de défense pour préserver une identité qui nous reviendrait de droit à nous, êtres humains 2) Cette fin [e], dans laquelle ce sont les Pods qui à leur tour commencent à développer des émotions, et de fait, une forme de conscience — ce qui collerait par ailleurs avec la manière "atypique" du réalisateur à commencer ses scripts à partir de la fin plutôt qu'au début.
Pour être tout à fait honnête, l'approche de départ est certes originale, et je le conçois, mais elle ne se suffit pas à elle-même : il ne suffit pas de la fortifier dans un dédale abscons de symboles (l'Orgie de machines la première fois qu'on rencontre Adam, l'Enfant dans le Royaume Sylvestre, la "boîte de Dieu" avant de pénétrer le dernier éclaireur), de petites références parsemées par-ci par-là, pour lui donner la véritable portée que cette intuition aurait méritée. Dans l'état actuel, elle demeure de l'ordre de l'anecdote : les références explicites à Blaise Pascal au travers de la machine pacifique Pascal, citant Nietzsche, le couple adamique de la Bible avec les deux frères, ou certains boss se nommant Engels ou Hegel, sont des clins d'œil qui font sourire au début, mais qui au bout d'une trentaine d'heures de jeu, s'effacent assez vite dans notre esprit en comparaison du vide auquel on fait face concernant la crédibilité de l'univers en tant que tel, et de l'importance de ses enjeux, tant certains points, que d'aucuns ayant apprécié le jeu, évoqueront comme étant des choix, une ligne artistique qui lui est propre... mais qui d'après moi évoquent un manque de profondeur flagrant concernant l'écriture.


Le premier problème concerne les principaux personnages et les dialogues qui sont censés leur donner vie : ces derniers sont, il faut le dire, très minimalistes. On aimerait en savoir plus, on aimerait en avoir bien plus sur ces personnages qui rythment l'intrigue, sur leur vision du monde, ce qui les pousse à agir, or on n'a très peu de choses sur eux et sur leur évolution surtout compte tenu du contexte apocalyptique. C'est très difficile de s'y attacher dans ces conditions, quand par exemple, les interactions entre 2B et 9S se résument tout le long du jeu à une caricature légaliste et terre-à-terre d'un côté, ne dérogeant à aucune règle et n'ayant aucune espèce de patience pour les parenthèses amicales, sermonnant à chaque prise de parole une deuxième caricature plutôt encline à l'introspection de l'autre côté.
Et ça vaut pour l'ensemble des personnages, en partant de la Commandante jusqu'à A2, en passant par Anémone, Popola & Devola, ou les deux antagonistes Adam & Éve. Ils ne quittent jamais la fonction stricte que Yoko Taro leur a attribués, jamais il ne les fait sortir de leur carcan pour les présenter sous un visage un peu plus complexe que celui qui consiste à être un PNJ qui se contente simplement de nous donner des ordres, de celui qui se contente simplement de nous demander de l'aide, ou de celui qui se contente simplement d'être dans une haine revancharde... Il n'y a pratiquement aucune évolution, et aucun antagoniste digne de ce nom - à part celle de 9S à la rigueur, qui m'a laissé indifférent. Ce qui rend, au final, la plupart des relations et interactions, il faut le dire, sans aucun intérêt : tout paraît vide, creux, mécanique, d'autant plus si on fait mention, brièvement, de certains défauts qui ne facilitent pas les choses comme la platitude affligeante des quêtes secondaires, d'un monde ouvert qui d'après moi n'a pas été à son avantage, ou encore d'une qualité graphique digne d'un jeu de PS3 pour une version PS4 — je les mentionne malgré tout, bien que comme je l'ai dit, ça n'a pas été un facteur déterminant dans mon expérience.


Le deuxième problème concerne la structure même de l'intrigue, du lore, de l'arrière-fond qui a mené au contexte actuel, dans lequel les personnages évoluent. On en arrive donc à la philosophie implicite, inconsciente du jeu, qui est en soi propre aux JRPG et dont NieR: Automata ne fait pas défaut, puisque c'est précisément le type de philosophie dans lequel Yoko Taro a baigné malgré lui, et qui est parfaitement résumé au tout début, à la toute première scène : "Tout ce qui vit est voué à mourir un jour. Nous sommes pris au piège d'une spirale sans fin de vie et de mort. Est-ce une malédiction ? Un châtiment, peut-être ? Je pense souvent au dieu auquel nous devons cette énigme et je me demande si nous aurons un jour l'occasion de le tuer."


C'est un cas d'école de pensée gnostique, où l'on y retrouve le thème de la souffrance, fragmenté au sein d'une multitude de concepts. Le Démiurge, que l'on tue littéralement dans la Tour, l'Âme prisonnière du corps (projet Gestalt, suicide d'Engels, rédemption de Popola & Devola) ou encore ce qui est le fondement même du lore, c'est-à-dire l'idée d'un cycle à l'intérieur duquel nous sommes prisonniers, et qui résulterait d'un complot plurimillénaire, en l'occurrence le fait (qui est évident, bien avant qu'on nous le dise) que l'Humanité est en réalité éteinte, à l'image des extraterrestres. Malheureusement, tout cela est amené comme si le jeu, était au démiurge ce que nous, joueurs, sommes aux androïdes : on se perd dans un gigantesque labyrinthe narratif, qui s'amuse, de l'extérieur, à nous voir se perdre dans un cycle de Nouvelle Partie+ en espérant que ces méandres de souvenirs, d'émotions, de perceptions, de complots, aboutissent sur un grand coup de théâtre, une révélation qui clôturera définitivement notre aventure, et qui fera sens... sauf qu'au final ça n'abouti pas sur grand chose. Car je le répète, mais il y a un manque de profondeur, qui empêche l'immersion et qui est, par exemple, caractéristique de la scène où après avoir défendu bec et ongles l'Usine face à une invasion de machines, pour protéger les pacifistes du village de Pascal, on a la surprise - totalement absurde - de se rendre compte en revenant qu'ils se sont tous suicidés, sans exception. Sous quel prétexte ? Celui d'avoir eu des cours de philosophie sur la peur... Ce qui nous pousse à devoir formater Pascal, le père symbolique de l'existentialisme, envahi par la culpabilité. Encore une fois, on retrouve cette référence, au thème très camusien du suicide, qui serait la question philosophique essentielle, mais au-delà de ça ? Qu'est-ce que l'on retient de plus de ce syncrétisme si ce n'est une utilisation maladroite de références (démontrant néanmoins une fascination et un respect pour la philosophie européenne) qui plombent complètement la cohérence du jeu ? En définitive on a juste l'impression amer, d'avoir affaire à un monde dans lequel, les personnages ne sont rien d'autre qu'un entrechoquement d'atomes aveugles, qui par une perversion ingénue des sens perpétuent une guerre fondamentalement irrationnelle, et dont ils doivent absolument s'émanciper par la quête de la Connaissance, sans qu'il n'y ait aucune vision du monde qui s'oppose entre les deux partis. J'en veux pour preuve le cas d'Éve, ou de manière encore plus significative, celui de 9S, dont les dénouements sont paroxystiques (et qui ne laisse, dans le dernier cas, pas vraiment de choix pour la fin soit-dit en passant).


Le troisième et dernier problème, concerne la multitude de zones d'ombres qui nous est laissée, et qui empêche une meilleure compréhension (et immersion) de son univers, laissant - toujours - ce sentiment de potentiel inachevé. Qu'est-ce qu'on a de plus que les extraterrestres aux yeux des machines, qui nous ont laissé un tel sursis ? Ou inversement, qu'est-ce que ces extraterrestres avaient de moins que nous pour susciter leur extermination pur et simple ? Pourquoi avoir les événements du monde, qui se déroulent à un seul endroit du globe, et à côté avoir l'impression qu'il y ait tant d'éléments qui nous échappent, comme si il y avait une trame parallèle cachée, à laquelle on n'a pas accès, concernant ce qu'on apprend sur le plan YoRHa ? Sous quelles circonstances, l'une des paires de Popola & Devola a échouée ? (plutôt que de mettre l'emphase uniquement sur les conséquences d'un tel échec...). Tous ces questionnements, ajoutés aux points développés juste avant, font qu'il est extrêmement difficile de s'y projeter, alors qu'il me semble, pour conclure, que ce qui fonde en partie si une œuvre est mémorable ou non, c'est sa capacité à nous projeter, à nous visualiser dans son univers, à l'intérieur duquel une certaine identification aux enjeux et aux personnages est possible. À quels enjeux pouvons-nous nous projeter ? Vis-à-vis de quels personnages sommes-nous capables de nous identifier ? Honnêtement, j'ai dû mal à y répondre après avoir terminé ce jeu.


"NieR Automata est une expérience poétique, tu n'y as juste pas été sensible" m'objectera-t-on, ce qui est probablement vrai. Je crois qu'il n'y a pas de juste milieu avec sa manière d'aborder ces thématiques, c'est soit on aime, soit on n'aime pas. Mais je continue à penser que dans ce cas, il faut choisir. NieR est-il avant tout un jeu poétique, ou philosophique ? Personnellement, je crois qu'il a essayé d'être les deux, et qu'il a échoué. Il est une œuvre poétique, qui articule, maladroitement, la philosophie inconsciente de son temps.

Norgne
1
Écrit par

Créée

le 21 mars 2022

Critique lue 109 fois

2 j'aime

Norgène

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