Immortality
7.4
Immortality

Jeu de Half Mermaid et Sam Barlow (2022PC)

Oui, ce titre est une provocation, mais après tout, s'il faut rabattre le caquet des cinéphiles, je suis partant. Et ça n'est pas si gratuit que ça, puisque tout au long de cette critique je vais expliquer pourquoi Immortality, par sa nature de jeu vidéo, raconte des choses qu'un film ne pourrait pas.


Immortality, en gros :


Bon, je vais pas m'étendre 107 ans sur le concept du jeu, vu que des critiques d'Immortality depuis 2 ans, c'est pas ça qui manque. Si ce jeu est susceptible de vous intéresser et que vous hésitez encore à y jouer ça ne sera pas ma critique qui vous convaincra. Allez-y, surtout si vous connaissez les autres jeux de Sam Barlow, comme Her Story, qui, à côté, ressemble vaguement à un brouillon des possibilités offerte par Immortality.


Il faut dire qu'on est sur un jeu à concept similaire : il y a des vidéos éparses qu'on doit trouver, regarder et mettre dans l'ordre afin d'avoir le tableau complet et comprendre toute l'histoire. Sauf que si Her Story se déroulait avec une actrice et un lieu unique (via les vidéos d'un interrogatoire dans un commissariat) dans Immortality, c'est carrément les tournages de trois films que vous devrez regarder. Ce qui donne lieu à un dispositif, bien plus impressionnant vu qu'on a de nombreux acteurs (quasiment inconnus pour la plupart mais tous très bons) et bien plus de décors, d'accessoires, de scènes et de complexité. Là, je viens de terminer le jeu à 100% et la dernière scène sur laquelle je suis tombé met en image un immense buildboard publicitaire américain et ça me fume qu'ils aient dépensés de quoi affiche ça, pour une scène anecdotique que 99% des joueurs ne verront pas.


Je suis jaloux du principe de ce jeu puisqu'il permet à Barlow de faire l'équivalant de trois films pour le budget d'un seul, tout en ne lésinant pas sur les moyens. On sent qu'il s'est fait plaisir notamment certains plans d'Ambrosio et de Minsky qui ressemblent à des plans de films finis et imitent à la perfection la patte de véritables films. En début de film, en regardant la scène d'entretien d'une jeune actrice (Sophia) je me suis demandé "mais c'est vraiment un truc qui a été tourné en 2022 ou c'est une vidéo d'archive ?" : Le maquillage, les fringues, la façon de parler, de se comporter, tout est imité à la perfection. Marrant de voir aussi que chacun de ses films couvre un spectre large du cinéma : la superproduction des années 60 adapté d'un livre, le polar d'auteur des années 70 et le téléfilm à la "Hollywood Night" des années 90.


Barlow a fréquenté de vrais plateaux de tournage et ça se sent, vu qu'il s'amuse avec le format, les scènes de répétitions permettant d'éviter de s'embêter avec des scènes chères à tourner (puisque nécessitant des plans de foules, des scènes de course poursuite, des tournages dans des lieux publics, des scènes qui demandent un montage alterné, etc....) tout en permettant au joueur de comprendre l'intégralité de l'histoire, en plus de donner une réalité au tournage de ces films (les acteurs parlent entre les prises, font des propositions de jeux, imagines des trucs, etc...)


Non seulement je trouve ça purement génial, mais c'est un truc que le cinéma n'a jamais réussi à faire : retranscrire la distanciation de Brecht avec de la matière cinématographique.


Parenthèse sur la distanciation.


La distanciation est un principe théâtral théorisé par l'auteur de théâtre allemand Bertolt Brecht. Pour Brecht c'est une idiotie de tenter d'imiter la vie sur scène : le public sait qu'il regarde du théâtre, et au contraire, il sera plus pris par l'histoire si l'on met de la distance entre lui et ce qu'on raconte au lieu de construire d'immenses accessoires. D'où des mises en scènes avec des décors simplistes (quand carrément pas écrit sur un panneau) où l'on voit les comédiens en train de se changer entre les scène et où l'on hésite pas à prendre à parti le public. C'est une façon de faire qui est encore utilisée au théâtre de nos jours.


Brecht n'a jamais appliqué cette idée au cinéma. Le seul film qu'il a scénarisé reste Les Bourreaux meurent aussi, un pamphlet anti-nazi de Fritz Lang tourné aux USA qui pour le coup est un film classique sans expérimentation. Le seul cinéaste qui ai fait un film qui se rapprocherait de la distanciaton reste Lars Von Trier avec Dogville et Manderlay dans lesquels les décors n'existent pas et sont signifiés par de simple lignes sur le sol. C'est pas mal, mais on pourrait aller plus loin.

J'ai imaginé plusieurs fois appliquer les principes du théâtre de Brecht en court-métrage, mais ça nécessiterait de montrer l'équipe technique dans le champs, ce qui serait pris par le spectateur comme une erreur de débutant ou des faux raccord. Or, ici, avec cette alternance de plans travaillés et de plans de répétitions (avec parfois même les deux) Sam Barlow créé une distanciation : on regarde pas des films, on regarde une équipe qui met en scène un film, même si l'histoire du film nous est quand même racontée. Le fait que les trois films fictifs d'Immortality soient enregistrés comme de véritables films dans le générique de fin ainsi que sur des sites comme Imdb me laisse à penser qu'ils ont été pensés comme des films plus que comme des composante de jeux vidéos.


Quand au fait d'interpeler le spectateur comme Brecht, le jeu le fait par son interactivité.

Immortality raconte ce que le cinéma ne peut PAS raconter dans la forme :


Bon, difficile de faire une analyse de ce jeu en ne spoilant pas à fond le twist du jeu.

En repassant à l'envers certaines scènes, on les voit apparaitre une femme étrange, The One, qui rejoue la scène que l'on vient de voir de manière différente ou s'adresse à la personne qui regarde les rush. (Donc nous.) Ce qui fait qu'on est plus sur un puzzle classique, mais carrément sur une sorte de puzzle à deux face où chaque pièce aurait une forme similaire, mais où le tableau final de chaque côté montrerait une image différente.

Son apparition est toujours un moment de mindfuck pour le joueur, d'autant plus que n'ayant pas fait le jeu à la manette, je n'ai pas eu les vibration pour m'indiquer que quelque chose arrivait mais seulement un bruit de fond (qui pouvait se confondre avec autre chose. C'est donc assez tard dans le jeu que je l'ai découvert et en voulant revenir sur une scène montrant la probable mort de Marissa Marcel. Ce qui fut sans doute l'un de mes plus grands moments de jeux vidéo.

Au passage, si Manon Gage est incroyable dans ce jeu parce qu'on la voit évoluer dans le monde du cinéma, Charlotta Molin l'actrice qui joue The One est fascinante : elle a une visage atypique très androgyne mais très captivant (avec ses yeux bleus qui bouffe l'écran) et sa façon de se mouvoir est complètement alien. Et je peux dire ça aussi de Timothy LeeDepriest, son comparse masculin.

La plupart de ces scènes sont cryptiques et en premier lieu je n'arrivais pas à déterminer si elles se sont réellement déroulées, s'il s'agit d'une métaphore ou des deux. C'est d'ailleurs un des gros défaut du jeu : il m'a fallut aller sur TvTropes pour comprendre le fin mot de l'intrigue alors que j'avais 16h de jeu dans les pattes et débloqué quasiment tous les succès. Là où l'histoire de Her Story était globalement compréhensible. J'en veux d'autant plus à Sam Barlow, que les scènes où The One raconte sa vie sont insérées de manière aléatoire dans les scènes de films que l'on va trouver. Ce qui fait qu'elle peut se mettre à raconter des événements s'étant déroulés en 1999 lorsqu'on regarde des scènes de 1968, et ça m'a totalement induit en erreur.

Mais ce qui me fume avec ces scènes, c'est lorsqu'elles renvoient en miroir à ce que l'on vient de voir, parfois par une superposition dans l'image, poussant le joueur à une interactivité qui le rend actif. Je déteste les critiques de cinéma qui disent que le spectateur est une sorte de "voyeur" qui est complice des crimes des films qu'il va voir : le cinéma impose des scènes violentes ou dérangeante d'un spectateur qui ignore ce qu'il va voir. Immortality propose contrat étrange avec le joueur : "si tu rejoue cette scène en arrière ce que tu vas voir va peut-être te perturber ... ou te fasciner" et là, le joueur est pleinement conscient de sa position de voyeur. Je comprends d'ailleurs que certains aient refusés d'aller plus loin ou que d'autres en aient fait des cauchemars. Mais au delà de leur aspect choquant, ces scènes renforcent la thématique du jeu.


Immortality raconte ce que le cinéma ne peut PAS raconter dans le fond


Immortality est la première oeuvre ouvertement parlant de cinéma de façon post-Weinstein et post-Me Too. Le jeu raconte en filigrane comment le monde du cinéma est un monde de mec, qui impose une violence systémiques envers les femmes et ce depuis ses débuts, en se comportant mal avec elle sur les plateaux, en les cantonnant à des rôles de tentatrices ou de victimes de viol, en les fétichisant ouvertement (Arthur Fischer passe son temps à faire des remarques plus ou moins grivoise en expliquant que c'est pour le bien du film) en les montrant dans des scènes de cul (un des acteurs de Minsky refusant d'être à poil, mais n'a pas de problème à ce que Marissa le soit car "pour les femmes c'est naturel") en se servant de leur sex-appeal pour négocier l'accord des acteurs, etc...

Ce qui renforce l'impact de certaines scènes où The One se comporte telle que Marisa Marcel rêverait de se comporter : elle renvoi au réalisateur mysogine les névroses qu'il impose à ses actrices, elle se libère sexuellement, elle bute l'horrible personnage de politicien de Two of Everything. Et ce, pour le plus grand plaisir du spectateur qui goute ce retour aux choses.

Bonus : l'intrigue du troisième film est à moitié inspiré de la relation fantasmée entre JFK et Marilyn et renvoi totalement à l'affaire Epstein. Immortality met directement les pieds dans le plat en disant au cinéma que s'il est beau dans sa plastique, il pue dans sa manière de faire.

Et ça, le cinéma ne peut pas le raconter, car il est trop occupé à se regarder le nombril, a avoir une image totalement idéalisé de ces années mysogines (il faut voir les insultes que j'ai reçue lorsque j'ai critiqué un film comme Le Dernier Tango à Paris) mais surtout compte encore à des places de décisionnaires ces même producteurs, réalisateurs ou acteurs problématiques dont le cinéma ne peut dénoncer les comportements.


Et ça, seul le jeu vidéo pouvait le faire, car n'étant pas inféodé au monde du cinéma. Cerise sur le gâteau, il est primé aux Video Game Award, là où un film sur le sujet aurait été complètement ostracisé par une académie quelconque... s'il s'était risqué à vouloir voir le jour.


Vie ma vie de complétionniste.


Le jeu proposant un second discours relativement complexe, j'ai bien mis 16 heures avant d'écrire cette critique, là où pas mal de gens avaient estimés faire le tour du jeu en 6 à 8 heures. Autant le dire tout de suite : même en voyant toutes les scènes (normale et cachée) le jeu est tellement cryptique qu'il faut avoir un cerveau cosmique pour comprendre l'histoire. Merci Tvtropes pour m'avoir donné des explications relativement claire de l'intrigue,


Ceci dit, en me repassant une grosse partie des scènes cachées, une fois qu'on m'a expliqué le lore des scènes cachées, j'ai réussi à un peu mieux comprendre cette histoire. (Même si ça reste très très tordu.)


En bon complétionniste, je me suis dit que j'allais quand même tenter de voir TOUTES les scènes proposé par le jeu, mais la découverte des nouvelles scènes est relativement basé sur la chance, et ça m'a forcé à cliqué des centaines de fois sur le visage de Marissa Marcel en espérant de temps à autre voir popper un élément que j'avais pas vu. Au final, les joueurs ont finis par créer des guides de jeux afin de trouver "le" détail qui permet d'aller plus vite à telle ou telle scène.


J'aurai pu lui mettre 9/10 mais pour moi, un jeu où la résolution de l'intrigue est tellement cryptique qu'il faut lire les wiki pour comprendre, ça me laisse toujours un goût amer. 8/10 mais avec des recommandations parce que ce jeu va rester sans doute à jamais en moi.


Jeux complété en 21h - 100% des succès.

le-mad-dog
8
Écrit par

Créée

le 5 févr. 2024

Critique lue 68 fois

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Mad Dog

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