Comme le disait un personnage du jeu, les batailles les plus rudes se jouent dans l'esprit humain. Rien ou presque n'est aussi effrayant pour nos esprits modernes ; et rationnels, que la folie, la psychose, le décalage entre ce qu'on voit et ce qui est, entre ce que le monde nous dit et ce que l'on entend.
Il y a mille façons de parler de tout cela. Le cinéma l'a parfois très justement traité (Vol au dessus d'un nid de coucou, Shutter Island) et parfois très mal. La littérature s'en est amplement emparé. Le jeu vidéo, lui, est resté timide. Hormis quelques tentatives souvent limitées à des "trucs" de gameplay (telle la fameuse barre de santé mentale de Amnésia), peu de jeux ont pris le sujet à bras le corps. Specs Ops traitait efficacement de la folie de la guerre et de traumatisme profond lié à elle, sur le modèle d'Apocalypse Now, une plongée dans l'inhumanité qui détruit le sens moral des soldats. Majora's Mask, sans trop le dire ouvertement, s'aventurait sur ce terrain des blessures intérieures et en livrait avant tout une vision poétique et onirique. Alice : Madness Returns mettait en scène un monde et Far Cry 3 un personnage tous deux fous. Mais aucun d'entre eux ne s'était autant emparé du sujet, au point d'en faire la moelle du jeu, que Hellblade.


« Les dieux voient dans ton esprit. Ils utiliseront cela pour te détruire. »


Senua, jeune femme Picte (Ecosse actuelle) doit vivre depuis qu'elle est toute petite avec ce fardeau : Elle voit des choses que d'autres ne voient pas, et entend des voix qui ne murmurent qu'à son oreille. Ces voix, et ces horreurs qu'elle voit, elle les appellent "Ténèbres" car ils ne cessent de la tourmenter. D'abord présentes uniquement dans sa tête, les ténèbres ont finalement touchées tout son village, comme une malédiction répandue par elle. Un jour, elle sont finalement venues dans de grands navires ornés de têtes de dragons et ont tuées son grand amour. Lancée dans une fuite en avant désespérée, elle se rend dans l'enfer de ses agresseurs, Helheim, ou l'âme de son aimé est retenue par la terrible déesse, Hel.


« C'est ta mission, ta quête. Il ne reste rien d'autre. »


Avant d'être un simple jeu, Hellblade est un pari. Un multiple pari même, à mes yeux, à la fois pour le studio et pour le joueur.
Un premier pari, parce que Ninja Theory s'était lancé dans un projet risqué ; Après plusieurs jeux Devil May Cry édités par Sony, le modeste studio a décidé de créer un jeu indépendant, mais avec des standards de qualités d'un AAA. Verdict ? Plutôt réussi. Si Hellblade n'a pas l'envergure des plus grosses sorties de l'année, il est techniquement très au point, bien ficelé (pas eu un seul bug, juste quelques problèmes de caméra) et tout ses aspects artistiques sont très réussis. Un vrai AAA indépendant, donc.
Le second pari du studio était justement créatif : Parler de mythologie nordique, de culture celte, tout en donnant comme une colonne vertébrale au jeu le sujet de la psychose et une approche cauchemardesque... Le projet était artistiquement exigeant. Et le résultat est là. Helheim est tantôt sublime, tantôt terrifiant, les designs des personnages et des monstres sont réussis, les ambiances prennent souvent aux tripes et le propos sur la psychose est, de mon avis de béotien comme de gens plus impliqués dans ce domaine, très réussi. La mythologie brute, adulte, bien traitée, ça marche.


« Il suffit d'une seconde. La peur t'engloutit avant tu ne t'en rendes compte, et les ténèbres deviennent une partie de toi. »


Et en parlant de psychose, c'était évidemment le troisième pari. Parce que non seulement le sujet n'est pas évident à traiter pour quelqu'un qui n'en souffre pas, mais en plus il est sensible, car si on fait un pas de travers, on peut faire passer des gens fragilisés, qui auraient besoin d'aide, pour des fous dangereux à enfermer. Hellblade est de ce point de vue bien plus subtil, et cela tient pour beaucoup à l'écriture ainsi qu'au talent de l'actrice de Senua, Melina Juergens. Son jeu de regards est saisissant, ses cris de douleurs sonnent juste ; on est en empathie presque directement avec elle. Le fait que le jeu n'impose aucun HUD (ni tutoriel) plonge réellement le joueur dans l'action et l'identification fonctionne à plein, même pour l'auteur de ces lignes qui est un homme. On sent la douleur de Senua, on partage sa colère, son dégoût, sa tristesse, ses rares moments de joies... Pour peu qu'on fasse cet effort d'entrer en empathie avec elle, le jeu prend vraiment une toute autre dimension. Ce qui rend parfois l'aventure peu agréable, paradoxalement, dans le sens où l'enfer qu'elle vit peut vite devenir le nôtre. Et Ninja Theory prouve sur ce point qu'il sait gérer les peurs et les motifs cauchemardesque des joueurs. Je me suis souvent retrouvé à revivre dans le jeu ce qui avait pu me réveiller en sueur certaines nuits. Le jeu ne fait d'ailleurs pas de cadeaux, et démontre la réalité douloureuse de la psychose. Pas d'angélisme, pas de happy end béate. Senua est un jeu où le personnage endure et souffre, parfois jusqu'à en pleurer, et l'expérience n'en est que plus puissante.


« Tu dois franchir ce pont, Senua »


Le dernier pari est celui du joueur. Comme le personnage qui franchit souvent une porte pour avancer, le joueur d'aujourd'hui, habitué à un certain style de jeu plus ouverts ou construits sur des choix, doit faire la démarche d'entrer dans le jeu, et de laisser quelques exigences derrière lui.
Le jeu est à la fois linéaire et court. Ce qui signifie que vous finirez sans doute l'aventure en une petite dizaine d'heures, et ce sans trop vous demander quel chemin emprunter et quel choix faire. Des choix, en réalité, il y en a peu, et ils ne sont pas décisifs. Il s'agit sans doute là de l'application de l'implacable théorème du jeu vidéo : Narration forte = Linéarité. A voir si cela vous rebute.
Egalement, Hellblade n'est pas un jeu facile, surtout en difficulté "Hard" et "Auto", mais cela tient pas mal au fait que le perso est assez raide (c'est d'ailleurs un choix des devs, comme pour Resident Evil 4), avec une caméra particulière (proche du perso, au dessus de son épaule droite) et aucune indication en combat (pas de barre de vie, de QTE, d'infos sur les ennemis...). En combat, cela donne pour certains (c'est mon cas) un style de jeu viscéral où l'instinct et l'émotion réagissent plus que la raison, et pour d'autres un gameplay bâtard, trop permissif pour être exigeant, trop rigide pour être un simple défouloir. Je n'adhère pas à ce second point de vue mais je l'ai vu pas mal dans certaines critiques donc autant vous prévenir.
Globalement, la dernière porte à franchir c'est celle de l'adhésion au récit. Si vous ne venez que pour le gameplay, vous serez forcément déçus. On se retrouve pas mal de fois dans Hellblade a parcourir un couloir, ou une plage, sans ennemis à tuer ni énigmes à résoudre, à profiter de l'ambiance, et surtout à écouter. Donc si vous n'êtes pas prêts à faire l'effort d'entrer dans l'histoire, d'aller vers cette héroïne en proie à des ténèbres avant tout psychologiques, vous ne pourrez pas apprécier votre expérience sur le jeu.


« Go back Senua ! » « No ! Open that door ! » « It's a trap ! » « She must open it ! »


Si Hellblade vous attire toujours, alors vous êtes près pour entrer dans un monde de douleur et de... Ah. Non. Pas tout de suite. D'abord, il vous faut un casque.
Vous souvenez vous que j'ai parlé de voix dans la tête de Senua, en introduction de cette critique ? Et bien ces voix, le joueur les entend aussi, et elle sont peut être le plus gros point fort du jeu. Grâce à un travail à la fois d'écriture, de comédien et de sound design somptueux, elles vous accompagneront tout au long de l'aventure, construisant efficacement une ambiance malsaine autour du personnage, comme si des enfants moqueurs vous regardaient jouer, commentaient tout ce que vous faites, vous critiquent ou vous encouragent de manière imprévisible, et surtout incohérente. Les voix vous parlent, souvent en même temps, et ne sont pas d'accords entre elles. Et si vous mettez un casque, vous les entendrez devant, derrière, sur votre gauche ou subitement comme derrière votre oreille droite, ce qui signifie qu'au trouble de l'incohérent, s'ajoute un trouble spatial ; on ne sait jamais d'où va venir le prochain murmure. Ces voix, elle peuvent se moquer de vous, vous hurler de faire demi tour ou de vous méfier d'un piège qui n'existe pas. Mais aussi vous sauver la vie, en vous prévenant d'une attaque dans votre dos que la caméra vous empêchait de voir. Et c'est là que Hellblade devient génial ; dans cette relation ambiguë que Senua et nous entretenons avec ce choeur malsain qui semble vouloir à la fois notre survie et s'amuser de notre mort. Ainsi que dans ces longs affrontements contre des ennemis apparaissant de nul part, qui vous harcèlent et vous entourent, et que vous allez vaincre à la force de votre instinct, aidé par tous ces voix qui peuvent vous faire douter deux minutes plus tard, lorsque Senua est confronté au moindre obstacle.


« C'est bien ce que disent tous les enfants, non ? Qu'il y a des monstres dans le noir. »


Non seulement c'est une vraie idée de gameplay neuve et rafraîchissante, mais cela participe au récit, au propos, et à l'ambiance générale du jeu. Car il est impossible de parler de Hellblade sans parler de son ambiance, voire de ses ambiances. J'ai déjà parlé des atmosphères de cauchemars très réussies qu'ont réussi à créer les développeurs de Ninja Theory. Mais tout n'es pas nécessairement atroce dans ce jeu ; Les moments de contemplations ont une saveur d'autant plus intense qu'ils sont rares. Les grands halls des dieux vikings n'impressionnent pas moins que les paysages de Helheim, Et surtout, le gameplay participe toujours de l'ambiance ; Que ça soit en utilisant la lumière comme seule protection contre un monstre, ou en jouant sur l'ambiance de deux époques dans une énigme de voyage dans le temps. Pour ma part, je reste encore bluffé de l'ambiance d'hallucination qui se dégage des énigmes du dieu corbeau. De quoi éveiller efficacement notre petite paranoïa intérieure.


« Brisée et perdue. Comme ton épée. »


Puisque nous les avons abordé, parlons des énigmes. Avant d'acheter Hellblade, j'avais lu chez un certain nombre de critiques que ces énigmes devenaient rapidement répétitives voire nuisaient au rythme du jeu. Je m'inscris en faux contre ce reproche que je trouve injuste. Ninja Theory déploie à mon sens des trésors d'inventivités pour se renouveler sur ce point. Effectivement, un mécanisme reste utilisé tout du long ; celui de devoir repérer une rune dans le décor, c'est à dire de capter une forme semblable à la rune recherchée. Non seulement cela entre en résonance avec la psychose de Sénua qui lui fait voir des signes divins autour d'elle, mais surtout le studio a constamment ajouté des règles de gameplay qui viennent corser la chose. Pour ma part, je les ai trouvé assez efficace, et même, pour les dernières, très bien pensées.


Je pourrais encore parler longuement, de la musique impeccable (très Wardruna dans l'esprit), des pierres runiques qui vous racontent très efficacement des mythes nordiques, de l'incrustation astucieuse d'acteurs filmés dans les cinématiques qui leur donne l'image d'esprits, de la puissance de certaines séquences, mais je préfère vous laisser en découvrir par vous même. Si la moitié de ce que j'ai pu décrire vous a intéressé, alors procurez vous Hellblade, si possible en l'achetant, afin de récompenser les risques pris par ce studio.


« On le voyait au fond de tes yeux, un regard détourné de la vie. »


Pour ma part, le voyage en compagnie de Senua fut assez bref, mais je n'en enlèverais ni n'ajouterais rien. J'ai vécu l'enfer avec elle, connu ses peurs, rencontré son regard humain et j'y ai vu une femme forte, en proie à des démons effroyables. J'ai alors réalisé à quel point j'étais proche d'elle, et comme elle avait juste besoin qu'on l'aide. Je l'ai soutenue dans son combat, dans sa recherche d'espoir, jusque dans ses plus profonds cauchemars, et lorsque notre aventure s'est achevée, j'avais le coeur serré. Je savais que quelque chose dans ma vision du monde avait changé. Elle m'a souri, et j'ai senti de la joie. La sienne, ou la mienne ?

Llanistar
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le 30 août 2017

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Llanistar

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