Mon enfance se retourne sur elle-même comme le vieux créateur sur sa poussière de merde

Quand j'étais à l'école primaire j'ai rencontré l'un de mes meilleurs amis en découvrant qu'il jouait lui aussi à Dragon Quest Monsters Joker 1. Ce jeu m'a hypnotisé dès que je l'ai aperçu par dessus l'épaule d'un autre super ami de l'époque. C'était en 2006, depuis je suis toujours avec attention les sorties des Dragon Quest.

Le premier épisode sort en 1986. Yuji Horii (comme par magie pour les jeux vidéos on dit le créateur, pas "l'artiste" ni "l'auteur") est un ancien, il faut remonter le courant pour comprendre la succession de ses inventions et le progressif vieillissement de ses mécaniques de gameplay. Beaucoup d'histoires qu'il a crée sont passées dans les mémoires, bien usées. D'idées en redondances Yuji se retrouve assis sur un tas de souvenirs, une vie dédiée à un univers qu'il a façonné, presque comme si il avait vécu dedans depuis le départ. C'est bien le Temps qu’il porte avec lui et dont il se nourrit comme se dévorant lui-même qui sert de matière à ses créations. L'obsession temporelle, on peut dire que ça a commencé avec l'épisode 5 (1992) comme une idée seule, ténue mais prête à se propager. Puis progressivement, plus profondément, avec l'épisode 7 La Quête des vestiges du monde (2000) les premières nostalgies mortifères et romantiques se sont ancrées pour que tout ce Temps finisse par devenir viscéral. On peut grossièrement résumer que dans Dragon Quest les personnages non-ennemis sont soit candides, complètement bienheureux, soit figés dans le temps, par l'or (Mia et Erik), la glace (Sniflheim), les doubles maléfiques (Pnom Menh), les sortilèges de jeunesse éternelle (Veronica) ou même pris de vieillissement sur place comme chez Marcel, dépossédés de leur conscience, de leur essence. Après quelques quêtes accomplies ils peuvent retrouver la mémoire, une fois que la lumière est revenue -portée par l'avatar muet du joueur-, somme de toutes les couleurs comme décomposées et recomposées dans le prisme, la formation cristalline de Gilles, ici dans DQ 11 les 6 orbes à récupérer.

Donc Héliodore la capitale du monde d'Elréa est en danger. Dans le deuxième Livre des Maccabées, Héliodore est le ministre de Séleucos IV, qui se rend au temple de Salomon (dont la structure de pierres ne put être battit sans l'aide d'un petit vers le chamir -qui désigne aussi le corindon, le diamant- car aucun instrument de fer ne pouvait tailler ses pierres; ça nous intéresse pour comprendre ces histoires de châteaux volants, de minerais rares, d'or et de lumière forgée) chercher l'or qu'il contient, mais échoue à l'inspecter et se retrouve chassé du temple par la puissance de Dieu ce qui le poussera à son retour à assassiner Séleucos.

Pendant que les Juifs suppliaient le Seigneur Tout-Puissant de garder intacts, en toute sûreté, les dépôts à ceux qui les avaient confiés, Héliodore exécutait son dessein. Déjà il était là avec ses satellites près du trésor, lorsque le Seigneur des esprits, le Dominateur de toute puissance, fit une grande manifestation, de sorte que tous ceux qui avaient osé venir là, atteints par la force de Dieu, furent frappés d’impuissance et d’épouvante. À leurs yeux apparut un cheval monté par un cavalier terrible, et richement caparaçonné ; s’élançant avec impétuosité, il agita sur Héliodore ses pieds de devant ; le cavalier paraissait avoir une armure d’or. En même temps, lui apparurent deux autres jeunes hommes, pleins de force, brillants d’un vif éclat et vêtus d’habits magnifiques ; s’étant placés l’un d’un côté, l’autre de l’autre, ils le flagellaient sans relâche, lui portant une multitude de coups. Héliodore tomba subitement par terre, environné de profondes ténèbres ; on le ramassa, pour le mettre dans une litière ; et cet homme qui venait d’entrer dans la chambre du susdit trésor avec une suite nombreuse de coureurs et de satellites armés, on l’emporta incapable de s’aider lui-même et ayant visiblement éprouvé la puissance de Dieu

Héliodore du grec hêlios, soleil et dôrea, don. Je suis l’éclairé, l’incarnation du héros venu du monde réel pour défaire la déliquescence de l’imaginaire replié sur lui même. J’assiste à l’amour impossible entre ceux qui vivotent de l’autre côté (le monde virtuel) et nous. C’est par exemple la métaphore des sirènes habitantes de Nauticaa, ce mélange d’êtres mi fiction(poissons) mi humains qui vivent plusieurs siècles et voient périr impuissantes leurs amours de la terre ferme sans pouvoir les rejoindre sous peine d’êtres maudîtes et de mourir.

Il y aussi la fausse brillance de l’or qui passe entre toutes les mains et reflète tous les visages, dans tous les lieux et sans distinctions; l'or qui est empêchée d’accès au ministre Héliodore par la volonté de Dieu et l'invocation de son cavalier à l'armure qui paraissait d'or (notre héros éclairé?). L'ordre des choses c'est que la brillance de l’or est gardée par la lumière du héros qu'on appelle l’Éclairé. Dans le passé oublié et bientôt remémoré de Erik et Mia se joue une réinterprétation du mythe de Midas mettant en scène cette dualité lumineuse. L’or ne peut pas s’incarner comme substitut à la lumière vertueuse et si l’on essaye malgré tout, on se fige dans le temps et c’est l’or comme machine vide et avide qui finit par vivre à notre place, en notre corps.

La créature finalement battue sous les coups de mes coéquipiers et moi-même s'est propagée une dernière fois en tentacules dorées pour tenter de transformer les ressources de la terre environnante en or. Mais retenue courageusement par nos pouvoirs elle s'est fendue en son milieu pour laisser paraître la sœur d'Erik, Mia, désemparée et abasourdie de tourments. Erik s'est alors précipité pour la sauver tandis qu'une pellicule d'or commençait à la recouvrir elle aussi, comme si elle était devenue une ressource dévorable indistincte du reste du monde. D'une main transit d'efforts il réussit a l'atteindre et s'étreignant tous les deux dans une dernière bravade Erik se sacrifia en laissant l'or l'envahir à sa place. Mia désespérée versa une larme sur le collier maudit recelant le pouvoir alchimique malfaisant et en implorant le ciel que l'or "ne valait pas les moments de rire et de joie, même sous le froid et la faim" ce qui brisa le maléfice.

Toujours ce même or qu’on ramasse à la fin de chaque combat, qui tombe comme récompense du corps des monstres vaincus et des coffres cachés en parallèle de l’expérience, les "points d’xp", cette valeur du temps éprouvé. L’or qu’on peut échanger contre des jetons et jouer aux casinos (et ainsi perdre le jeu dans le jeu) de Costa Bravor et d'Octogonia est autant propriété des monstres -qui se sont aperçus que pour user des humains l’hypnose du jeu était plus efficace que la violence- que propriété de Yuji. L'or qu'on gagne à force de temps.

Le temps toujours perdu, perdu dans le revers (« l’envers » ce niveau entier dans les vestiges de Pnom Menh) et qu’on cherche à reconquérir inlassablement car les états finis donnent toujours matière à de nouvelles histoires et le Bien ne triomphe jamais longtemps dans l’imaginaire. C’est le renouveau du mauvais (en tant que ce qui empoisonne la vie) et sa catastrophe à dépeindre (le Mal en tant que ce qui divise) qui donne matière à la création. On peut imaginer le lien entre la fantasy tolkienesque crée en opposition au monde techno-industriel étendant son empire sur tout le globe et les japonais pionniers du jeu vidéo qui se sont emparés de ce style comme un retour dans le passé d'un autre, peut-être pour cicatriser la bombe?

Marcel parmi tous s’en sort le mieux, il est seul dans le temps retrouvé comme dans les palais infinis de The Longing. Et peut-être comme le roi ronflant par dessus son sbire il attend qu'on le réveille?

"Le revers" de Pnom Menh, d'où on se trouve piégé au travers de la faille sur la fresque supposée divine et aux vertus attrape-touristes, c’est bien ce que le présent décomposé, usé par les heures innombrables nous inspire. C’est ce monde où ce qui a été dans un même corps et sous un même nom est maintenant autre chose dans un nul-part, un espace de dédales aux limites indiscernables où seul le souvenir tisse un lien entre ces grands salons du temps. Le phénomène est possible grâce à l’illusion de nous-même au temps non-chronologique. Cette illusion de nous-même est reproduite avec la possession aussi illusoire que l'on fait du héros par le biais du jeu-vidéo. On se parcourt à travers l’autre, on ne comprend pas bien, et il ne reste que l’impression d’avoir traversé un morceau de temps (ensemble?). Herman le romancier des revers, des brèches, des illusions et des faiseurs de mensonges écrit dans The confidence-man: his masquerade:

Le docteur-hérboriste resta silencieux un moment, plongé dans ses pensées. Enfin, relevant la tête, il dit: "J'ai réfléchi à toute votre histoire, mon ami, et je me suis efforcé de le faire à la lumière de ce que je crois être le système de toutes choses; mais elle jure si complétement avec lui, elle est si incompatible avec lui, que vous devez me pardonner si je vous dis franchement que je ne puis y croire" - Ça ne m'étonne pas. - Comment? - Presque personne ne croit à mon histoire; aussi, à presque tout le monde j'en raconte une autre.

Yuji raconte toujours une autre histoire qui est presque la même, cet univers Dragon Quest n'en est pas un, il n'est lié que par les apparences que lui donne Akira Toriyama et Koichi Sugiyama. Les apparences ne semblent pas si solides, d'ailleurs elles se brisent toujours dans les commencements avec la catastrophe qui lance l'aventure. Les personnages n'ont pas de liens entre eux autrement que de participer à cette impression de temps qui nous passe dessus et qui nous fait faire infiniment des choses presque identiques. Infiniment des choses presque identiques pour repousser l'obscurité, combattre le mal, écarter la mort et revivre, toujours, ailleurs et autre pour refaire.

Il fallait le faire aller chercher dans les airs, après les profondeurs de la terre et de la mer et leur revers, une mine volante antique -remplie de tombes dont les épitaphes font le récit quasi identique de notre histoire mais dans une époque lointaine et avec des personnages aux noms différents des nôtres bien que d'apparences similaires- où trouver le minerai le plus rare, matière nécessaire pour forger au volcan Yujii (prénom du créateur du jeu) l’épée de lumière seule capable de repousser les ténèbres. La mine volante était cerclée de brume, il a fallu l’en dissiper en allumant un chandelier géant à l’aide d’une flamme -trouvée elle aussi dans un château volant peuplée d'archivistes veilleurs-, comme il faudra dissiper les ombres cerclant le château volant du seigneur des ténèbres à l’aide de l’épée de lumière.

Céline à ce propos écrit à Hindus:

Je n'éprouve aucun mal à concevoir un roman et toujours "j'obéis" au même procédé - Je ne bâtis pas de plan - Tout est déjà fait dans l'air il me semble. J'ai ainsi vingt châteaux en l'air où je n'aurai jamais le temps d'aller - Mais ils sont complets et tout y est - Ils m'appartiennent - Seulement - Il y a un grave, très grave SEULEMENT.... Que je m'approche de ces châteaux, il faut que je les libère, les extirpe, d'une sorte de gangue, de brume et de fatras...que je burine, pioche, creuse déblaye toute la gangue, la sorte de coton dur qui les emmaillote, mirage, fouille, puis ménage - Ainsi Voyage, ainsi Mort, ainsi Guignol's[...] Tout est écrit déjà hors de l'homme en l'air.

Je déambule d'un château l'autre, ceux des autres, à travers les brèches, je vais dans leur revers, le monde réel s'échappe et à force je passe de l'autre côté. Mes souvenirs sont presque plus là bas qu'ici, et cela me rapproche de Yuji, de beaucoup d'autres qui ont illusionné posséder l'apparence de l'Héliodore (Be₃Al₂Si₆O₁₈). Cela me rapproche de l'école primaire, de mes souvenirs, des amitiés forgés dans un temps de lumière. D'un bout à l'autre du jeu il y a un vieux Yuji qui retisse les maillages étiolés de son monde et un jeune moi qui les défaits comme dans l'ouverture d'Un chien andalou et à la fin de Cet obscur objet de désir. Après la phase de tutoriel, à la fin d'un rite initiatique où notre héros devient adulte et donc officiellement l'éclairé, son amie Gemma qui l'accompagnait, observe l'horizon depuis le sommet et dit

"C'est sans doute ce qu'avaient en tête ceux qui ont imaginé cette cérémonie... Nous montrer à quel point notre monde est vaste, en réalité..."
Breizh_44
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le 21 févr. 2024

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