Ou le SVC (est-ce wc ?) pour les nuls. PS : comme d'hab en critique, je spoile.

Introduction

Chants of Sennaar est un jeu de réflexion français indépendant dont la promesse de base paraît bien alléchante ; sur fond de reprise rétro-futuriste du mythe de Babel, le joueur se glisserait dans la peau d'une sorte de Champollion errant et serait invité, le long de la grosse dizaine d'heures nécessaires à la complétion du titre, à décrypter cinq langues logographiques au fil de son ascension vers le haut de la Tour où l'attend...quoi ?

Si j'ai d'abord pris un certain plaisir – assez rapidement estompé toutefois – à décaisser le système d'un jeu que j'ai terminé en trois sessions assez longues et investies, et si je suis encore assez enthousiaste envers le principe de base sur le papier, le projet est plombé pour moi par de gros défauts qui ajoutés les uns aux autres rendent en bout de fil la chose rédhibitoire.

Système du jeu

Le jeu montre des limites très rapides quant à ce qui doit constituer sa boucle de gameplay principale. Si le fait d'être lâché en ouverture de niveau face à une « langue » (on y reviendra) inconnue peut être impressionnant au début, on pige tout de même très vite que la résolution des problèmes sera toujours la même. On fait le tour des niveaux pour accumuler le plus de glyphes possible, on trouve quelque part (sur un panneau de direction, dans un dialogue phatique ou autre) une phrase dépouillée et minimale pour comprendre le principe génératif de la nouvelle langue à laquelle on est confronté, et puis on gratte petit à petit en revenant sur ses traces.

D'accord, et pourquoi pas au fond. Le souci c'est que le jeu, déjà considérablement simplifié par cette logique répétitive et assez pauvre, rajoute encore davantage d'assistanat (obligatoire à saisir) par des procédés qui se montrent eux-mêmes doublés, triplés, quadruplés : des objets décoratifs proposent à chaque étage des traductions en vis-à-vis qui permettent par analogie avec une langue précédente de débloquer beaucoup de mots et une compréhension de la « nouvelle » syntaxe d'un seul coup, le jeu force parfois le joueur à créer une équivalence langue à langue pour avancer, la dernière langue des Exilés se compose d'une seule énigme dont la clef de base est offerte telle quelle (homme – homme – ? ), difficile de trouver le troisième terme de la série...

Ce défaut, qui ruine tout de même en bonne partie l'expérience du jeu pour qui attend d'un titre de réflexion un minimum de défi, est encore aggravé par une véritable lacune en ce qui concerne la création des langues (ou sociolectes ?) parlées par les différentes strates sociales d'habitants de la Tour. Globalement et en réduisant à peine le système du jeu, la seule différence notable entre les langues que l'on a à déchiffrer concerne la syntaxe de base des constituants. Une langue fonctionnera plutôt sur un principe sujet verbe complément comme le français, une sur un principe complément sujet verbe, l'une mettra son déterminant pluriel devant le nom et l'autre après, etc. Face à la diversité des manières que l'homme a spontanément de ranger le réel dans le nommable, c'est extrêmement pauvre et en termes d'enjeux ludiques de réflexion, cela se ressent fortement.

Parcourir CoS m'a amené à me demander où l'on pouvait situer exactement la limite de ce qui est gamifiable ou non. Décrypter un système de notation inconnue est une tâche très difficile, très ardue, très laborieuse, très lente, et très passionnante. Il est évident que ce n'est pas une tâche transposable telle quelle en un jeu vidéo (quoique certaines expérimentations extrêmes du côté des simulations me fait me poser la question) ; pour autant, est-on forcé d'en donner un ersatz aussi décharné pour rendre la chose ludique ? Aurait-il pu en être autrement ? Je ne sais pas et peut-être que le projet tenait de la gageure infaisable – en tout cas dans les conditions matérielles dans lesquelles il a été créé. Quoi qu'il en soit, on peut dire de CoS qu'en tant que jeu de réflexion il est particulièrement mal équilibré, et que les ludothèques pullulent de puzzle games divers avec une bien meilleure compréhension des mécaniques nécessaires à la création d'énigmes impliquantes, sans même parler du large champ au-delà des jeux vidéos strictement dits.

Propos, structure, idées ?

Le jeu serait décevant mais n'aurait pas provoqué ma franche hostilité, expliquant mon 1 de rejet qui n'est pas une estimation tendant vers l'objectif de la qualité intrinsèque du titre, si ce gameplay un peu fauché avait encadré une histoire, un discours qui se tient bien. Ce n'est malheureusement pas le cas à mes yeux.

CoS utilise une structure vidéoludique (et narrative en fait) tellement retournée – on pourrait sans presque forcer sa chance la faire remonter à Donkey Kong – qu'elle en confine à la tannerie : il s'agit de parcourir une tour de bas en haut alors que les différentes strates du gâteau présenteront bien sûr chacune une découpe symbolique de la société avec une forme d'initiation qui se joue derrière l'ascension ; celle-ci doit a priori mener à la fin vers la confrontation à « Dieu » (n'est-ce pas le principe émancipateur derrière l'idée même de boss de fin ?) mais plus souvent comme on est indés en 202x et qu'on se branle sur des idées qui ont cinquante ans déjà à du déceptif volontaire.

Là encore, pourquoi pas. J'ai une fascination et un amour profonds pour cette structure, aussi profonds que ma désaffection pour la plupart des œuvres contemporaines qui l'emploient et que j'ai pu parcourir – https://www.senscritique.com/jeuvideo/jusant/critique/296498450 . Mais ici, elle ne fonctionne pas et elle sert un propos d'une platitude telle qu'il convient honnêtement de le taxer de naïveté.

Je ne parviens que très difficilement à croire à la constitution de la société qui est présentée par le jeu. Tout en bas, une caste de prêtres inférieurs et leurs ouailles aspirent à l'ascension mais sont limités à occuper les parties les moins nobles de la tour par les occupants du deuxième étage : les guerriers...qui en ont été également les bâtisseurs et donc les plus petites mains dans leur appareil de production ? Où se trouve la cohérence là-dedans ? Au-dessus des guerriers réside une caste arabisante – Saïd au secours – d'aristocrates improductifs, jouisseurs de théâtre et de musique, enfermés dans une sorte de bulle qui s'accommode très mal au reste. On en est pour l'instant à une approche vaguement dumézilienne et tripartite des plus brinquebalantes. Mais encore au-delà de ces trois pôles de base, le jeu nous proposera de découvrir ensuite des scientifiques au milieu de galeries souterraines (comment, pourquoi) qui cherchent à synthétiser une clef afin de parvenir à l'éveil, à la dernière strate, à l'étage final...rempli de l'éternelle population décadente des Exilés qui consacrent leur temps à regarder du contenu audiovisuel et...à jouer à des jeux de tirs en ligne (on apprécie le snobisme envers les collègues) sous une terrasse finale pleine de rien. Oh surprise. Cette manière absconse de présenter la société de son univers de fiction a quelques mérites : il est intéressant de constater que l'objectif final du jeu est d'ouvrir des raccourcis qui brisent la verticalité de la structure. Il est parfois ludique de devoir comprendre comment telle classe de personnage (les dévots par exemple) sera qualifiée par les autres (les impurs) pour résoudre une énigme et décrypter les rapports de force supposément existant dans cet univers. Mais son improbabilité constante sape ces maigres bénéfices laissés au joueur.

On le comprend assez rapidement et cela est confirmé sans aucun génie par la mise en scène finale fauchée : le propos de CoS est de retourner de façon critique l'épisode de Babel pour indiquer que si tous les hommes se comprenaient, bah quand même le monde irait vachement mieux et y aurait moins de discrimination, notamment entre les peuples ou entre les classes ; quand bien même aucune transcendance n'est à attendre du haut de la bouteille et que la circulation fluide c'est mieux. Bah putain. Je reste avec ma Bible et mon Brueghel perso mais chacun son anti-chapelle.

Et l'artistique dans tout ça ? (on va faire court)

J'en ai plein le cul des imitations de Moebius, paix à son âme et laissez-le là où il est. Cela devient un véritable cliché esthétique de la scène indé, française notamment. J'en ai plein le cul des jeux à contrastes forcés. Les niveaux sont divers dans les inspirations architecturales mais l'ensemble est du même coup d'une incohérence dingo. Je ne suis jamais sensible à la musique dans les jeux (que je parcours avec un son très bas, souvent en écoutant des émissions à côté) donc j'essaie de me redresser là-dessus : elle est discrète et m'a semblé appropriée dans CoS, on attend d'un jeu de réflexion / « exploration » qu'il propose des thèmes lents, calmes et posés pour se concentrer ailleurs, ça fonctionne.

Conclusion

Est-ce que tout est gamifiable ? Je n'en sais rien, mais il va falloir en tout cas nettement plus de taf que ça pour rendre la linguistique ludique et si on pouvait dans la foulée tenter de donner à la formule un sens – moral, politique, méta, peu importe – mieux fini qu'une dissertation de lycéen médiocre, ce serait sympa.

Dans l'attente, je ne vois pas grande raison de s'intéresser à Chants plutôt qu'au milliard de jeux existants basés ou sur des univers ou des mécaniques apparentés.

Et si on est un tel bandeur du langage que ça, pourquoi ne pas s'intéresser à de la vulga' de linguistique pour attaquer ? Même un bouquin que j'ai pourtant relativement peu goûté comme la Poésie du gérondif, chez le Tripode, fait largement plus le taf à mon avis en tant que piqueur de curiosité pour commencer à creuser plus loin.

On a jamais pris si peu de plaisir à être dans une tour depuis 2001.

S_Gauthier
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le 21 avr. 2024

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S_Gauthier

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