Le champ (lexical) du signe

La linguistique m’a toujours parlé. Comprendre un dialecte étranger, c’est comprendre un pan entier de sa culture qui s’immisce dans sa syntaxe, son orthographe, sa phonétique, son étymologie et sa calligraphie. Ainsi, dès lors qu’un jeu tente d’user de ce puzzle du monde réel en tant que mécanique pour pousser son public à se creuser les méninges, je ressens l’appel. Malheureusement, rares sont les œuvres qui en font le cœur de leur gameplay, n’ayant qu’en tête le perfectible mais néanmoins sympathique Heaven’s Vaults. L'arrivée de Chants of Sennaar, développé par le tout jeune studio toulousain Rundisc était donc du pain béni.

Basé dans un univers inspiré de la Tour de Babel, le titre amène un scénario convenu mais approprié, faisant fi de tout blabla superflu pour se concentrer sur ses énigmes. Il se pare d’un bel univers coloré, tout en aplats. L’épure n’est pas qu’esthétique, puisque la bande-sonore se fait discrète, que les langues rencontrées n’ont de sens que dans le contexte d’un jeu vidéo, et que l’aventure se boucle en une demi-douzaine d’heures. Une envie de ne pas déborder qui bénéficie grandement à l’ensemble, permettant de se concentrer sur ce qui fonctionne, d’en faire le tour sans redondance, et de laisser le joueur aller vers l’ailleurs avec un sentiment de satisfaction grisant. On notera tout de même un unique faux pas, quelques phases d’infiltration approximatives, probablement là pour meubler, mais dont on se serait bien passé.

Venons-en au sujet, le déchiffrage de langages. Chants of Sennaar fait la part belle à l’exploration, afin que dans nos traversées de la Tour nous rencontrions fresques, personnages ou autres objets livrant des symboles. Notre héros mutique est doté d’un carnet, dans lequel il notera chaque signe ainsi aperçu. Libre alors au joueur d’apposer un sens à chaque glyphe, en saisissant au clavier le sens qu’il lui devine. Une fois un groupe défini de pictogrammes trouvé dans ses déambulations, le protagoniste inscrit quelques croquis dans son carnet, et nous devons alors combiner les symboles à ces dessins. Ceux-ci sont généralement par blocs de trois ou quatres, et si toutes nos associations sont justes, alors le sens véritable de ces marques nous est révélé. Nous nous trouvons dans un système proche de celui de Return of the Obra Dinn, empêchant de forcer la main au jeu pour obtenir ces révélations.

On rencontre plusieurs dialectes au cours de l’aventure, chacun composé de trente à quarante runes. Pour en comprendre le sens, Chants of Sennaar propose une variété de situations: contexte d’une conversation, puzzles mécaniques, association à des images, logique syntaxique, apparence même des glyphes… Une variété qui donne une difficulté bien dosée, avec pour le joueur un sentiment d’intelligence à chaque énigme résolue. L’effet que tout puzzle-game digne de ce nom doit prodiguer. Maîtriser un langage permettra de résoudre des problèmes jusqu’alors indicibles: l’emplacement d’un objet, le code d’une porte, une formule alchimique à recréer… Le joueur est toujours poussé à compléter son lexique, et si son carnet sera le plus souvent suffisant pour braver les obstacles sur sa route, de par son ergonomie, il faudra tout de même sortir un papier et un crayon pour quelques casse-têtes plus retors.

Chants of Sennaar est une réussite en (quasiment) tous points. Intelligent et joli, concis et efficace, il soulage sans soucis ce désir de puzzler. On est alors heureux de voir qu’il rencontre un succès critique mérité, et on espère que les ventes suivront, afin que Rundisc s’en serve comme tremplin pour nous pondre d’autres pépites du même acabit.