Save the date
6.9
Save the date

jeu vidéo de Chris Cornell et Paper Dino Software (2013PC)

Le postmodernisme tranquille de Save the Date

Celui qui pénètre dans Save the Date croit d’abord se trouver dans un visual novel assez classique. Les dialogues à embranchements, le thème romantique, la fille idéale à séduire, tout cela peut lui sembler familier. Il ne pense pas pouvoir se perdre. Il est certain d’atteindre, au fond du labyrinthe, une fin satisfaisante. Comme il se méprend ! Son salut est déjà hors de portée.

Le joueur peut essayer tous les restaurants de la ville, aborder tous les sujets de conversation possibles mais rien n’y fait, car Felicia meurt inéluctablement. Dans un autre visual novel, l’évènement serait le tragique aboutissement de longues heures de jeu. Ici, l’évènement est grotesque. Il suffit de quelques minutes au bord de l’eau pour qu’un monstre marin saisisse la vie de Felicia. Au restaurant thaï, ce sont les ninjas, au fast-food, c’est la balle perdue. Tout semble vain, pas un semblant de dénouement heureux.

Tout autre visual novel cultiverait plutôt l’illusion de la liberté du joueur. Il tenterait de lui faire croire que ses choix peuvent réellement influencer l’histoire. Les personnages se souviendraient des paroles du joueur, les relations évolueraient, et à chaque instant, le joueur réfléchirait réellement à ce qu’il compte dire, comme s’il vivait réellement dans le monde imaginé. Dans Save the Date, cette illusion vole en éclats. C’est un labyrinthe injuste où le joueur ne compte pas. Après chaque fin, il faut recharger une partie, explorer un autre choix, sauvegarder, perdre et recommencer. Pas le temps de pleurer, pas le temps de croire. Au lieu de construire une histoire plausible sur la durée, Save the Date présente sa structure nue au joueur et l’encourage à explorer frénétiquement tous les embranchements. Il ne s’agit pas de profiter d’une soirée dehors ou de tomber amoureux. Il s’agit très cyniquement d’arriver à la fin parce qu’elle doit bien exister.

Dans un visual novel qui tente de créer une fiction plausible pour son joueur, ce serait une énorme faute de conception. Mais au fond, Save the Date ne prend pas au sérieux sa propre histoire. Le jeu est parfaitement conscient de sa propre artificialité et ne cesse de la pointer à travers des dialogues métatextuels. C’est par exemple le cas lorsqu’après avoir vu Felicia mourir d’une balle perdue, le joueur recharge sa partie au moment crucial et découvre un nouveau choix lui ordonnant de se baisser à l’instant, sans raison apparente. Comment le protagoniste pourrait-il savoir ce qui va arriver ? C’est absurde, mais dans Save the Date, il n’y a pas d’illusions. Le protagoniste, c’est un joueur qui sauvegarde. Il peut aussi lui déclarer qu’elle n’est qu’un personnage de jeu vidéo, ou encore lui citer des détails de sa vie provenant de choix alternatifs. Autant de faits qu’elle ne devrait pas savoir, autant de ruptures volontaires de l’immersion. Le jeu reconnaît la position externe du joueur et la possibilité qu’il a de sauvegarder. Tout l’incite à l’exploiter froidement pour progresser. L’histoire interne au jeu, ce n’est qu’une farce. Le rôle du joueur, c’est de monter sur scène et de se rendre compte de sa facticité.

C’est là que se situe véritable discours de Save the Date. C’est un visual novel critique du visual novel. En présentant les mécaniques du genre dans une forme tellement brute qu’elle en est insensée, il souligne l’aspect éminemment arbitraire des histoires à embranchements.

Face à cet échec de la fiction, le joueur ne devrait-il pas se révolter contre l’autorité de l’auteur ? C’est le parti pris postmoderne du jeu dans les moments finaux, et c’est Felicia elle-même qui mène cette révolte. Il n’y a pas de « bonne » fin dans le jeu, mais il est possible de progresser en informant Felicia dès le départ du monde factice dans lequel elle se trouve. C’est alors sur une colline reculée que le joueur la rencontre. De là, ils peuvent tous deux contempler le théâtre de la ville, la scène grotesque dont ils viennent de descendre. Le véritable rendez-vous de Save the Date ne se joue pas dans un restaurant, mais métaphoriquement en dehors de l’intrigue.

La voix que Felicia acquiert alors brise le quatrième mur. Elle discute de fiction et de représentation, écoute le joueur parler de ses nombreuses tentatives. C’est surtout une voix de révolte contre l’auteur de ce monde. Bien qu’impuissante et condamnée à mourir, elle encourage le joueur à quitter volontairement le jeu pour s’imaginer une fin plus heureuse. Et c’est là la seule conclusion de Save the Date. Il n’y a rien d’autre à attendre de l’intrigue, sinon des fins absurdes. Pour gagner, il faut quitter, et imaginer.

Difficile de ne pas y voir une application directe de « la mort de l’auteur » que Roland Barthes déclarait en 1968. Il ne s’agit probablement pas d’une référence consciente du créateur, mais qu’importe puisque l’auteur « est mort » : l’orientation postmoderne est indéniable. Barthes pensait que l’emprise de l’auteur sur son texte était une fiction qui n’avait plus lieu d’être. Selon lui, il n’y aurait en fait qu’un « scripteur », réceptacle d’influences historiques très variées qui lui inspireraient une écriture multiple, « à démêler », pleine de contradictions. Somme toute, il n’y aurait plus de sens absolu à déchiffrer dans un texte, et dans cette ambiguïté, seul le lecteur serait libre d’apporter de l’unité et du sens.

Du fait de sa nature interactive, cette théorie prend toute son importance dans le jeu vidéo. Comment l’auteur pourrait-il s’assurer d’une cohérence quand le joueur explore un labyrinthe selon sa volonté souveraine ? Tout comme Barthes, Save the Date défend l’idée que ce serait au joueur de prendre en charge le sens, même s’il faut pour cela imaginer une fin.

Je ne peux m’empêcher de trouver quelque chose de remarquable dans le postmodernisme de ce jeu. C’est qu’au fond, personne ne le considère comme tel, mais seulement comme un jeu narratif agréable et intéressant. Il n’est rattaché à aucune tradition au sein du jeu vidéo, il n’a eu aucune influence sur le genre auquel il appartient. Et pourtant, il fait partie du canon des grands jeux indés narratifs au même titre qu’un visual novel parodique comme Hatoful Boyfriend ou qu’une histoire émotionnelle comme To The Moon. Son postmodernisme n’a jamais rien eu de révolutionnaire. C’est une simple propriété qu’il arbore tranquillement.

Rien d’autre ne peut mieux témoigner de la temporalité assez particulière du jeu vidéo aujourd’hui. C’est un média jeune où tout semble possible, où toutes les influences se croisent et se mélangent. La parodie est canonique, et le sérieux aussi. Et je ne sais absolument pas s’il faut s’en réjouir ou s’en inquiéter.
BernHJ
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le 8 nov. 2014

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BernHJ

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zardoz6704
8

Oui, "Save the date" a une fin où Felicia ne meurt pas.

Et déjà ça, je n'aurais pas dû vous le dire, mais c'est simplement pour ne pas vous décourager en chemin. C'est un jeu à texte en anglais qui ravira les amateurs de "Chrono Trigger", "Final Fantasy...

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