Quentin Dupieux le dit toujours en interview lorsqu'il répond à ceux qui lui demandent pourquoi ses films sont aussi courts : il déteste la position d'artiste totalitaire qui prend en otage son spectateur et l'enferme plusieurs heures dans une salle de cinéma, soumis qu'il est à son pensum personnel.

Yannick (le film) est une concrétisation de cet avis. Dupieux retourne au cinéma de concept qui fit ses plus grandes réussites (plutôt qu'aux idées "simplement" absurdes de certains de ses derniers films qu'il tirait à leur distance la plus lointaine et la moins féconde) et réalise donc une prise d'otage au théâtre (sujet en soi osé puisque le spectre des attentats du Bataclan plane encore). En plongeant un élément perturbateur (en gros : un prolo un peu toqué) dans les codes du théâtre de boulevard bourgeois qu'il moque gentiment, il propose, derrière un spectacle grinçant qui repousse les limites du malaise, une véritable réflexion sur l'art (sans explicitement donner son avis) ; l'art n'est-il qu'un divertissement censé changer les idées ? la subjectivité doit-elle entrer en compte lorsque l'on parle d'art ? la position d'acteur est-elle intouchable (voir des comédiens bien jouer le mauvais jeu est toujours un délice) ? l'art manque-t-il de savoir faire humain et de processus artisanaux ?

En questionnant ainsi la question du metteur en scène démiurge qui brille sans cesse par son absence et qui brandit son scénario comme on brandit un flingue, il propose un jeu de miroirs multiples renversant autant qu'une mise en abîme et une auto-critique tout simplement brillante autant qu'hypocrite ; et c'est là toute l'hardiesse du paradoxe proposé.

Le tout plongé dans de nombreux parallèles sociaux plus qu'évidents. En effet Dupieux confronte, en les enfermant dans un théâtre devenu place publique déséquilibrée, deux classes dont il dessine les malheurs et la détresse psychique des uns et les petits conforts des autres (un chat et un clic-clac), les courages (travailler de nuit, subir les transports) et les lâchetés (jamais on n'aura vu un public aussi amorphe face à une situation aussi grotesque et terrifiante), les petites perversions (de l'obsédé sexuel "ordinaire" au couple dont la libido semble en pause) et un aveuglement global qui s'applique à toute cette petite comédie humaine bourrée de travers.

En devenant radicalement obscène (dans le sens étymologique du mot), Dupieux, à la manière des différentes revendications sociales qui rythment la vie politique de notre pays sous le quinquennat Macron (la blague plus que balourde en référence au couple présidentiel n'est bien évidemment pas là par hasard), secoue un petit monde bourgeois sclérosé et sublime la grâce problématique et violente du prolo Yannick (le personnage, incarné comme une évidence par un Raphaël Quenard qui confirme encore une fois son talent), émet de multiples pistes, humilie les uns puis les glorifie par la suite, dans un syndrome de Stockholm plus que troublant.

En une heure dense et parfois amère, Dupieux se joue de l'art, des artistes, des privilégiés et donc de lui-même, et réalise peut-être l'un de ses films les plus personnels, tant semble se dessiner en filigrane son auto-portrait qu'on saisit dans les philosophies politiques et esthétiques qu'il formule à demi-mot.

Charles Dubois

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