Éternel cinéaste arty sans cesse plongé dans les méandres de l’adolescence, Gregg Araki est de retour quatre ans après le trip parano et apocalyptique qu’était Kaboom. Contrairement à ce dernier, Araki traite ici son sujet avec une maturité, une ambition et surtout un désenchantement qu’on n’avait pas retrouvé depuis Mysterious Skin. Ce qui l’amène à considérablement renouveler son champ de travail en se focalisant autant sur cette jeune adolescente que sur le cocon social et familial dans lequel elle vit. Presque logiquement présenté à Sundance, White Bird est le onzième long-métrage de Gregg Araki mais n’est seulement que sa deuxième adaptation. C’est après les recommandations d’un ami producteur qu’il s’est lancé dans la lecture du roman Un oiseau blanc dans le blizzard (Laura Kasischke, 1999). Le réalisateur y trouvera un matériau formidable composé d’un certain lyrisme, d’une poésie et d’un contraste douceur/violence qui lui sied parfaitement. Comme il le dit en interview, il y a trouvé la même substance qui l’a charmé lors de la lecture de Mysterious Skin (Scott Heim, 1995). C’est ce mélange d’émotions et d’épreuves qui construisent l’adolescence que Gregg Araki a tenu en mettre en scène et à réécrire pour en faire un objet cinématographique. Et derrière ce voile fin et sensible du teenage dream, White Bird est également un portrait peu flatteur d’une Amérique banlieusarde avec sa famille modèle désillusionnée.

Autant portrait juvénile que thriller à suspense en passant par le drame familial, White Bird explore avec finesse l’introspection d’une adolescente qui doit affronter les névroses de sa mère, le manque de vigueur d’un père qui ne s’affirme jamais, mais également se découvrir auprès des hommes. C’est la disparition soudaine de la mère qui sera le point de départ de cette intrigue qui tient autant à sa résolution qu’au développement de cette adolescente, brutalement confronté à la réalité. Progressivement, Gregg Araki nous dévoile les indices pour résoudre cette intrigue. Les personnages se révèlent, les névroses prennent place, les peurs de chaque personnage ressortent et les langues se délient enfin. Cette disparition est aussi le fait d’un contexte social qui s’avère peu reluisant. La banlieue a toujours incarné cet idéal de la réussite américaine. Petite propriété avec jardin et famille modèle qui consomme les bons produits de consommation de notre société. Derrière cette façade superficielle se trouvent une image faussée de ce qu’est le bonheur vendue par de fausses illusions médiatiques. Dans ce sens, Gregg Araki lorgne du côté de Sam Mendes et de son American Beauty, portrait fin et tragique d’une famille banlieusarde. La famille de White Bird n’est que le reflet d’un pays avec ses névroses, ses problèmes et ses ambitions avortées. Il est presque normal alors de voir le personnage de Shailene Woodley rejeter physiquement et psychologiquement la disparition de sa mère, ne sachant plus où se situer entre l’attachement et l’émancipation d’un cocon familial qui lui nuit littéralement. Elle n’en reste pas moins désorientée et toutes les étapes de sa vie se réaliseront dans l’ombre d’un mystère non résolu. Sous les traits d’un bonheur superficiel, cette famille américaine explose par le biais d’un mari qui se sera toujours comporté comme une lavette, d’une mère sacrifiée dans ses ambitions, et cette adolescente mal dans sa peau qui trouve un refuge dans le sexe, notamment avec cet enquêteur bien plus âgé qui symbolise la virilité qu’elle attendait de son père. Gregg Araki a l’audace de revenir à l’essence même du flashback. Il désamorce son intrigue au profit de plusieurs petits récits et d’éléments venant apporter à chaque fois un peu plus de profondeur à une disparition qui devient de plus en plus énigmatique. En ce sens, et même si avec du recul on pouvait la deviner, le final est une vraie réussite tant sur son rebondissement que sur la manière dont il est amené.

Seul Gregg Araki pouvait nous mettre en scène avec une telle maestria cette chronique chaotique de l’adolescence. Thriller splendide, Gregg Araki reconstitue fidèlement le charme de la transition des années 1980 et 1990 et magnifie cette période par une bande-son toujours aussi onirique. Très formaté Sundance, White Bird est un ensemble de longs et magnifiques plans qui ne rendent que plus élégant cet âge formidable qu’est l’adolescence, avec ses découvertes et ses déceptions. Ce travail entre le son et l’image nous renvoie le symbole d’une jeunesse idéalisante mais en perte de repères. Des plans fixes qui s’éternisent mais qui ne mettent jamais mal à l’aise et semble au contraire nous hypnotiser. Avec un mystère à résoudre, White Bird invite le spectateur à pleinement s’impliquer dans la narration et de devenir aussi bien l’enquêteur de cette disparition que le témoin d’un portrait sensible de l’adolescence. Au-delà de cette implication, Gregg Araki nous emmène à nouveau en terrain surréaliste avec quelques plans oniriques dans les rêves du personnage principal. Pleinement influencés par Lynch, tous ce blanc trop-pesant à l’écran renvoie à cette quête de la vérité du personnage principal sur la disparition de sa mère. Tout sera finalement lié dans les derniers plans du film.

Derrière cette narration propre à Araki, il y a également un quatuor de comédiens qui portent littéralement le film et en font le petit chef d’œuvre « sundancien » qu’il est. A commencer par Shailene Woodley qui trouve un rôle mature à la hauteur de son talent comme elle l’avait déjà pu nous le montrer dans The Descendants d’Alexander Payne ou The Spectacular Now de James Ponsoldt. Mais elle pousse vraiment la panoplie de son jeu à son paroxysme et se donne corps et âme dans ce personnage tiraillé par la famille, son désir de goûter aux hommes et celui de croquer la vie à pleine dent. Elle sera pourtant sans cesse retenue par l’absence de réponses sur la disparition de sa mère, l’empêchant de pleinement s’affirmer en tant qu’adulte. Cette mère névrosée et disparue est interprétée avec brio par Eva Green, brillante et performante qui ferait presque oublier qu’on ne la connaissait auparavant que « comme la fille de Marlène Jobert ». Ultra-présente sur nos écrans cette année avec les sorties respectives des suites de 300 et Sin City, de The Salvation et surtout de l’honorable série fantastique de John Logan et Sam Mendes, Penny Dreadful. Avec White Bird, elle construit un personnage troublé, tombé dans l’illusion d’une vie parfaite et jalousant sa fille. Un personnage complexe qui ne semblait pas être de premier abord pour Eva Green (plus vieille qu’elle dans le roman) mais qui s’avère finalement pleinement impliqué au point d’en faire la femme issue d’une génération sacrifiée qui n’a que le foyer pour s’épanouir. Triste. Au sein de ce foyer, elle est mariée ou plutôt attachée à un mari mollasson incarné par un Christopher Meloni dans un rôle étonnamment fébrile et peu affirmé pour sa mesure. Il joue avec conviction et justesse ce personnage de père qui semble oublier son autorité et se contente d’une vie suffocante mais qu’il accepte et ne fait que renier intérieurement. Une sorte d’antagonisme littéral à la performance de Kevin Spacey dans American Beauty. Enfin, Shiloh Fernandez est plutôt bon dans son rôle de naïf insouciant, romantique mais traversé d’interrogations et enclin au désir d’une fille de son âge et d’une mère qui voit en lui autant une forme de divertissement qu’un moyen de retrouver une certaine jouvence. Ceux qui auront vu le Evil Dead de Fede Alvarez ou Le Chaperon Rouge de Catherine Hardwicke le reconnaîtront sans doute. A noter quelques apparitions de Thomas Jane dans le rôle d’un détective accompli. Tous ses personnages ont pleinement compris les intentions de Gregg Araki et la direction d’acteurs aidant, la justesse de leurs interprétations fait que pas une seule seconde on ne s’attend à ce final aussi bouleversant que surprenant.

Présenté dans la sélection à Deauville, White Bird est reparti bredouille de récompenses comme dans à peu près tous les festivals où il a été présenté. Et c’est véritablement dommage tant ce film sonne comme la renaissance du cinéaste qui se renouvelle et aborde une nouvelle manière d’appréhender l’adolescence après son délire hallucinatoire qu’était Kaboom. Porté par des acteurs sans failles, White Bird est l’une des pépites indépendantes de cette année au même titre que States of Grace, qui ne concourt cependant pas dans la même catégorie. Gregg Araki nous offre un film dramatique, poétique et sensible dans sa manière d’aborder une époque et un contexte social cher à la classe moyenne américaine. White Bird est un magnifique récit sur une Amérique avec ses secrets et ses névroses, le tout sublimé par l’élégance et le génie de ce réalisateur qui ne cesse de nous surprendre depuis près de trente ans maintenant. Un des grands noms du cinéma américain actuel.
Softon
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le 7 oct. 2014

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Kévin List

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