Ils commencent à pouvoir former une petite ronde, les films qui accordent à la pluie un statut qui outrepasse le simple rôle de fond climatique : depuis le terrassant « Pluie noire » (1989), d’Imamura, jusqu’au fascinant « Une Pluie sans fin » (2018), de Dong Yue, en passant par « Toutes sortes de pluies » (2017), d’Isabel Prahl, pour ne citer qu’eux, maintenant rejoints par ce « Wet Season », d’Anthony Chen. De fait, aucune musique de fond, extradiégétique, sauf exception ; seule la pluie fait entendre son tapotis constant, plus ou moins continu. Une pluie qui exprime la détresse de l’héroïne, qui déverse toutes les larmes qu’elle-même ne pleure pas...


Nous sommes à Singapour, lieu de naissance du réalisateur, où Ling (formidable Yeo Yann Yann) enseigne le chinois à une petite troupe d’étudiants peu motivés, puisque seule jouit de considération la langue anglaise. Elle est mariée, mais le lien conjugal n’est plus vivant, pas plus que l’enfant qui se refuse à prendre naissance en elle, malgré l’aide médicale qui lui est apportée. Vie précaire, donc. Le seul lien qui ait un sens dans cette vie devenue mécanique est celui qui relie Ling à son beau-père, très subtilement campé par Yang Shi Bing. Mais ce fil de vie s’inscrit dans cette précarité, puisque l’homme, très âgé et malade, est à demi paralysé et, pourtant conscient et même perspicace, ne s’exprime plus que par de rares grognements et gémissements. Du moins offre-t-il à Ling une occasion de maternage ; mais un maternage qui ne va que vers la mort, à brève échéance.


La photographie, très belle, entièrement bleutée, dit cet univers froid, radicalement urbanisé, qui évoque le monde sans âme mis en place par un compatriote, Yeo Siew Hua, dans « Les Étendues imaginaires » (2019) ; mais cet autre film offrait au contraire un chromatisme chatoyant, grâce à l’artificialité des éclairages nocturnes. Ici, dans cette vie qui se refuse et où seul le ciel prend le risque de libérer ses larmes, les couleurs froides règnent, écrin parfait pour les scènes médicalisées qui osent pousser leur accompagnement jusqu’à une captation précise de l’imagerie de synthèse, où le corps n’apparaît plus qu’en blanc et gris...


Dans cet univers si dévitalisé, lorsque les regards de l’un de ses étudiants (Koh Jia Ler) se font désirants, on comprend que Ling ne puisse résister à cet afflux de vie et de mouvement. Anthony Chen retrouve ici une thématique déjà plusieurs fois portée à l’écran depuis l’affaire Gabrielle Russier, en 1969 : « Mourir d’aimer », en 1971 par André Cayatte puis Josée Dayan en 2009, « La Beauté des choses » (1995) par Bo Widerberg ; sans parler de leurs pendants aux pôles sexuellement inversés : entre autres, «Le Professeur » (1972), de Valerio Zurlini, « Noce blanche » (1989), de Jean-Claude Brisseau... Mais ici, l’inscription de ce lien dans une vie si déshabitée fait refluer la dimension sensuelle au profit d’une portée existentielle plus grave, plus bouleversante, aussi, et qui en dit long sur les abîmes de notre monde moderne.


Une grande maturité et un grand sens de l’humain en ses différents âges, dans sa confrontation à la solitude et à la mort, éclatent dans ce quatrième long-métrage d’un réalisateur qui a encore tout un avenir devant lui. En accord avec le titre, une œuvre éminemment tragique, donc, au-delà des promesses du synopsis et d’une fin qui n’obère pas tout espoir.

AnneSchneider
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le 9 févr. 2020

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Anne Schneider

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