13 octobre 2019. À l'heure où j'écris ces lignes, les dernières élections législatives auront confirmé un peu plus le virage nationaliste de la scène politique polonaise. Il faut dire que le terrain a été bien pavé par une partie des médias et même, phénomène plus récent, un certain type de cinéma co-sanctionné par l'état et favorisant les grosses productions à arrière-plan historico-patriotique. Qu'on en juge un peu : deux films sur les pilotes polonais de la Bataille d'Angleterre, un sur Katyn (avec Michael "Dumbledore" Gambon, s'il vous plaît), un sur les légions de 14-18, un sur le soulèvement de Varsovie et un biopic du dictateur Piłsudski sont venus compléter, rien que ces dix-huit derniers mois, la liste inaugurée voici quelques années par le succès de La Bataille de Varsovie, 1920 et du très controversé Smolensk consacré à l'accident d'avion qui avait décapité le gouvernement polonais en 2010.


Bénéficiant de moyens importants, ces films de guerre véhiculent la même idée, à divers degrés d'explicité et de politisation : celle d'une nation polonaise "entre le marteau et l'enclume", seule contre tous, constamment encerclée et assiégée par ses ennemis allemands et russes, et dont le statut de dernier rempart d'une certaine idée de l'Europe est consacré par la lâcheté cynique de ses "alliés" occidentaux, prêts à l'abandonner dans la fosse aux lions. Basée essentiellement sur les déboires des deux guerres mondiales et plus de quarante ans de communisme forcé, la victimisation fait souvent recette dans la Pologne actuelle, inquiète de la montée de l'immigration et des velléités agressives de Vladimir Poutine.


Attention, loin de moi l'idée de minimiser les multiples infortunes dont aura souffert le pays tout au long du XXème siècle : je trouve d'ailleurs fort louable que des fonds aussi conséquents soient alloués à des projets mettant en scène de véritables accomplissements historiques, plutôt qu'à d'énièmes films consacrés à des personnages fictifs en collants. Sauf qu'il est possible de réaliser des œuvres consacrées à des héros nationaux sans en faire une récupération éhontée à des fins de politique intérieure : ce Westerplatte signé Stanisław Różewicz en est la preuve, qui montrait l'exemple il y a plus de cinquante ans !


Westerplatte, kézaco ? Eh bien, c'est un lieu que tout le monde devrait connaître, polonais ou non, puisqu'il s'agit ni plus ni moins que du Sarajevo de 39-45 : là où le premier coup de feu de la Seconde Guerre Mondiale a été tiré, le 1er septembre 1939 au matin. Ce petit bastion et dépôt de munitions, composé de "182 soldats et travailleurs civils, cinq avants-postes, un canon de campagne, deux canons antichars, quatre mortiers" comme nous le dit l'introduction du film en voix-off, défendait l'estuaire de la Vistule, principal fleuve du pays, contre toute tentative d'agression par la terre, la mer, ou les deux. Pour cette raison, il s'agissait du premier objectif stratégique du Fall Weiss, le "plan blanc" d'invasion de la Pologne par les forces armées du IIIème Reich. La résistance héroïque de sa petite garnison, une semaine durant, contre un ennemi largement supérieur en nombre et en armes, en a fait le Fort Alamo de l'histoire militaire polonaise : vous trouverez une rue Westerplatte dans toutes les agglomérations du pays.


Mais cette légende a posteriori, le réalisateur Stanisław Różewicz ne s'en préoccupe pas. Ce qui l'intéresse, c'est la reconstitution rigoureuse des faits : qu'ont vécu les défenseurs de la garnison, livrés à leur sort, sous une pluie quasi-incessante de balles et d'obus ? À l'inverse de grosses cylindrées hollywoodiennes (Le Jour le plus long, Tora!Tora!Tora!) ou françaises (Paris brûle-t-il?) de l'époque, Westerplatte n'offre pas de vue d'ensemble des événements, il alterne entre les protagonistes du camp polonais mais n'offre pas le point de vue allemand. Różewicz se concentre sur l'expérience directe des soldats du fortin, mais évite aussi le piège de la surenchère de pathos dans lequel a pu tomber Un Pont trop loin de Richard Attenborough ou, plus récemment, le très similaire film biélorusse La Forteresse de Brest https://www.senscritique.com/film/Battle_for_Honor_la_bataille_de_Brest_Litovsk/critique/192841817.


Rigueur, efficacité et sobriété : tels sont les principaux atouts de Różewicz et de son Westerplatte. Pas de sons de cor, au propre comme au figuré, pas de clichés du genre "nous sommes tout ce qui sépare le pays de l'anéantissement" ou "j'ai une femme qui m'attend à la maison, avec mon fils dont voici la photo, blablabla" : Różewicz n'en a pas besoin car l'immersion est totale et quasi-immédiate, ce qui doit aux effets pyrotechniques et aux prises de vue (nous avons droit à des images d'archive pour les bombardements marins et aériens) qu'au degré d'implication total du casting, composé d'une belle galerie de gueules plus vraies que nature, mais pas gouailleuses pour deux sous. Au diapason de la sobriété du réalisateur, ce sont surtout des taiseux, ce qui nous ferait croire dur comme fer que l'on assiste à un film tourné sur le terrain. Je tire mon chapeau à tous ces acteurs, il n'y en a pas un qui fasse baisser le niveau. Mention spéciale à Zygmunt Hübner en Henryk Sucharski, commandant de la garnison, et Tadeusz Schmidt, véritable Burt Lancaster polonais, en enseigne Gryczman.


Ce n'est pas pour dire que la mise en scènes est sans relief ; bien au contraire, il n'y a pratiquement pas de déchet ! La photographie en noir et blanc est somptueuse, la version disponible sur Netflix PL a probablement été remastérisée récemment et le résultat en vaut la chandelle. Explosions, maquillage, décors d'arbres déchiquetés et de murs percés d'impacts : tout est rassemblé pour nous immerger dans l'enfer de Westerplatte. Le scénario évite les grosses ficelles, comme je le disais, tout en parvenant à nous communiquer l'immense empathie du réalisateur et des acteurs pour leur sujet : il n'est pas aisé d'identifier qui est qui, mais nous prenons fait et cause pour la défense de Westerplatte dans son ensemble, et nous émouvons du courage de la garnison dans son entièreté. Ce traitement général plutôt qu'au cas-par-cas est devenu rare de nos jours. Il m'a d'ailleurs grandement rappelé le Dunkerque de Christopher Nolan, pas mal critiqué pour cette raison, d'ailleurs...


Westerplatte célèbre ses héros mais sans grandes embardées lyriques, dieu merci. Au lieu de cela, le film réserve de jolis moments beaucoup plus subtils, comme ce soldat amené à l'infirmerie et qui attend qu'on lui donne son fusil pour succomber à ses blessures. Voilà qui peut être lu de deux façons... tout aussi intéressant, l'espoir placé en l'allié anglais et plusieurs fois répété par les soldats, ce qui donne deux scènes déchirantes : l'attaque des navires allemands et celle de leurs Stukas, que les pauvres Polonais croient d'abord britanniques et venus à leurs rescousse... unique vestige anglophobe d'un film tourné à l'époque communiste ? À voir... les espoirs fondés sur leurs puissants alliés britanniques et français étaient réels et faisaient partie intégrante de la stratégie du général Rydz-Śmigły. On sait comme ils ont vite été déçus...


À ce sujet, je crois pouvoir dire que Westerplatte mérite d'autant plus d'être félicité de sa sobriété que le régime communiste de l'époque a sûrement fait pression sur le réalisateur pour en rajouter une couche ! Autre point de détail intéressant : dès la première scène du film, il est clair que les Polonais s'attendent d'un moment à l'autre à une attaque nazie, ce qui n'en fait pas la blanche colombe naïve et bercée d'illusions par ses politiciens et alliés étrangers que certains politiciens actuels prétendent. L'agression soviétique n'est évidemment pas mentionnée, mais dans le contexte de la bataille de Westerplatte, ce n'est pas absurde : Staline ne lança ses troupes que le 17 septembre, une semaine après la reddition du bastion.


"Westerplatte broni się nadal" : "Westerplatte résiste", tel est le titre original du film, répété à plusieurs reprises par le major Sucharski, et appliqué envers et contre tout par ses braves soldats. Las, les seules nouvelles parvenant de l'extérieur sont celles de la chute des villes principales Cracovie, Katowice et Częstochowa... et de la musique d'enterrement en provenance de la capitale Varsovie. Sucharski sait ce que cela signifie, mais ses soldats ne veulent pas en entendre parler. Sacrés gaillards ! Il est plus difficile de leur demander de vivre que de se sacrifier. "Je n'ai pas le courage de dire 'ça suffit'", soupire Sucharski, la mort dans l'âme. Mais la patrie polonaise aura encore besoin de ses héros, alors c'est à lui que revient le terrible devoir moral de capituler. "Cela valait-il la peine de se défendre aussi longtemps?" demande, goguenard, le commandant allemand. Le visage interdit, Sucharski laisse le soin de la réponse au spectateur...


Westerplatte de Stanisław Różewicz est tout ce qu'un bon film de guerre devrait être : il allie la sobriété du documentaire à l'impact émotionnelle du cinéma d'action, sans la froideur neutre du premier ni les enjolivements manipulateurs du second. Une recette à méditer maintenant plus que jamais, en Pologne et partout ailleurs.

Szalinowski
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 13 oct. 2019

Critique lue 334 fois

3 j'aime

Szalinowski

Écrit par

Critique lue 334 fois

3

D'autres avis sur Westerplatte

Westerplatte
Szalinowski
9

Noir, blanc et rouge

13 octobre 2019. À l'heure où j'écris ces lignes, les dernières élections législatives auront confirmé un peu plus le virage nationaliste de la scène politique polonaise. Il faut dire que le terrain...

le 13 oct. 2019

3 j'aime

Du même critique

L'Empire contre-attaque
Szalinowski
10

Le film le plus humain de la saga

Empire strikes back contient ma scène préférée de toute la saga Star Wars. Non ce n'est pas l'apparition des quadripodes sur Hoth. Ce n'est pas non plus la grotte de Dagobah, ou Yoda qui soulève le...

le 26 mai 2015

15 j'aime

2

Babylon Berlin
Szalinowski
8

Guten Morgen Berlin, du kannst so schön schrecklich sein...

N'ayant jamais lu aucun des polars à succès de Volker Kutscher, je n'ai pourtant pas attendu la bande-annonce très réussie de ce qui était alors annoncé comme "la série allemande la plus chère et la...

le 11 avr. 2019

14 j'aime

Atlantique, latitude 41°
Szalinowski
8

Nearer My God To Thee

Je dois faire partie des trois péquenauds au monde (les deux autres étant mon huissier et mon chien) n'ayant jamais vu le Titanic de James Cameron. À l'époque, ni la perspective des effets spéciaux...

le 5 févr. 2021

12 j'aime

9